L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme. Gustave Flaubert

L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme - Gustave Flaubert


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pour dîner. Regimbart s’y trouvait. Ils s’en allèrent aux Trois-Frères-Provençaux.

      Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et, sûr de la déférence des deux autres, écrivit la carte Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour parler lui-même au chef, descendre à la cave dont il connaissait tous les coins, et faire monter le maître de l’établissement, auquel il «donna un savon», il ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du service! A chaque plat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre; puis s’accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il s’écriait qu’on ne pouvait plus dîner à Paris! Enfin, ne sachant qu’imaginer pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à l’huile, Il tout bonnement lesquels, bien qu’à moitié réussis, l’apaisèrent un peu. Puis il eut, avec le. garçon, un dialogue, roulant surles anciens garcons des Provençaux: «Qu’était devenu Antoine? Et un nommé Eugène? Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n’en reverra plus!»

      Ensuite, il fut question de la valeur des terrains dans la banlieue, une spéculation d’Arnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts. Puisqu’il ne voulait vendre à aucun prix, Regimbart lui découvrirait quelqu’un; et ces deux messieurs firent, avec un crayon, des calculs jusqu’à la fin du dessert.

      On s’en alla prendre le café, passage du Saumon, dans un estaminet, à l’entre-sol. Frédéric assista, sur ses jambes, à d’interminables parties de billard, abreuvées d’innombrables chopes;—et il resta là, jusqu’à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l’espérance confuse d’un événement quelconque favorable à son amour.

      Quand donc la reverrait-il? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit:

      – «Ma femme est revenue hier, vous savez!»

      Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.

      Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.

      – «Mais non! Qui vous l’a dit?»

      – «Arnoux!»

      Elle fit un «ah» léger, puis ajouta qu’elle avait eu d’abord, des craintes sérieuses, maintenant disparues.

      Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il était sur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux; et l’entretien fut pénible, elle l’abandonnait à chaque minute; il ne trouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait d’étudier la chicane, elle répliqua – «Oui., je conçois., les affaires…!» en baissant la figure, absorbée tout à coup par des réflexions.

      Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de l’ombre autour d’eux.

      Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il osa offrir de l’accompagner.

      On n’y voyait plus; le temps était froid, et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l’air. Frédéric le humait avec délices; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu’il aurait voulu couvrir de baisers, s’appuyait sur sa manche. A cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu; il lui semblait qu’ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d’un nuage.

      L’éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. L’occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu’à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s’arrêta net, en lui disant:

      – «Nous y sommes, je vous remercie! A jeudi, n’est-ce pas, comme d’habitude?»

      Les dîners recommencèrent; et plus il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs augmentaient.

      La contemplation de cette femme l’énervait, comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d’exister.

      Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait, le long des boutiques, les cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. A l’éventaire des marchandes, les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant; dans la montre des cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied; toutes les rues conduisaient vers sa maison: les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d’elle.

      Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux; et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d’autruche, dans une robe de brocart. D’autres fois, il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins d’un harem;—et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une phrase, un contour, l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque et insensible.

      Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.

      Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front; Lovarias fit de même, en disant:

      – «Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis?»

      Frédéric balbutia:

      – «Il me semble que nous sommes tous des amis? «

      – «Pas tous des vieux!» reprit-elle.

      C’était le repousser d’avance, indirectement.

      Que faire, d’ailleurs? Lui dire qu’il l’aimait? Elle l’éconduirait sans doute; ou bien, s’indignant, le chasserait de sa maison! Or, il préférait toutes les douleurs à l’horrible chance de ne plus la voir.

      Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l’intéresser.

      Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, – tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.

      Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée; et, incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l’étouffait. Il restait pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait en larmes; et, un jour qu’il n’avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit:

      – «Mais, saprelotte! qu’est-ce


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