Le corsaire rouge. James Fenimore Cooper
gagnée et l’ennemi prisonnier.
–Oui, vous avez bien joué votre rôle, mais le mien n’est pas à beaucoup près terminé. Avez-vous vu le jeune homme qui est en bas dans la cabine?
–Oui.–.
–Et quel air lui trouvez-vous?
–L’air d’un marin.
–C’est-à-dire que vous ne l’aimez pas.
–J’aime la discipline.
–Je me trompe fort si vous ne le trouvez pas à votre goût sur le tillac. Quoi qu’il en puisse être, j’ai encore une faveur à vous demander.
–Une faveur! il se fait tard.
–Une faveur, ai-je dit? c’est un devoir qu’il reste encore à remplir.
–J’attends vos ordres.
–Il faut que nous agissions avec beaucoup de prudence; car vous savez…
–J’attends vos ordres, répéta laconiquement le général.
Le Corsaire serra les dents, et un sourire de dédain sembla vouloir se montrer sur sa lèvre inférieure; mais il se changea en un air moitié doux, moitié impérieux, quand il reprit en ces termes:
–Vous trouverez deux matelots dans un esquif qui est près du vaisseau. L’un est un blanc, l’autre un nègre. Vous amènerez ces deux hommes à bord, dans une des cabines de l’avant, et vous aurez soin de les enivrer complétement.
–Il suffit, répondit celui qu’on appelait le général en se levant et s’avançant en allongeant le pas vers la porte de la cabine.
–Arrêtez, un instant! s’écria le Corsaire: quel agent emploierez-vous?
–Nightingale est la meilleure tête du vaisseau, hormis une.
–Il a déjà été trop loin; je l’ai envoyé à terre pour voir si quel que matelot désœuvré n’aurait pas envie de servir avec nous, et j& l’ai trouvé dans une taverne, donnant toute liberté à sa langue, et déclamant comme un homme de loi qui s’est laissé graisser la patte par les deux parties adverses. D’ailleurs il a eu une querelle avec un de ces mêmes hommes, et il est probable qu’ils jetteraient bientôt le verre pour en venir aux coups.
–Je m’en chargerai moi-même. Mon bonnet de nuit m’attend, et il suffira de le serrer un peu plus qu’à l’ordinaire.
Le Corsaire parut satisfait de cette assurance, et il l’exprima par un signe de tête familier. Le soldat était sur le point de partir quand il fut arrêté de nouveau.
–Encore un mot, général. Votre prisonnier est là?
–Faut-il l’enivrer aussi?
–Nullement. Qu’on l’amène ici.
Le général fit un signe d’assentiment et quitta la cabine.–Ce serait une faiblesse, pensa le Corsaire, en se promenant de nouveau en long et en large dans l’appartement, de trop se fier à un air de franchise et à un enthousiasme de jeune homme. Je me trompe fort si le brave garçon n’a pas de bonnes raisons pour se trouver dégoûté du monde et pour s’embarquer dans la première entreprise qui lui semble romanesque. Cependant la moindre trahison serait fatale; aussi serai-je prudent, et même jusqu’à l’excès. Il est singulièrement attaché à ces deux matelots. Je voudrais savoir son histoire. Mais tout cela viendra en temps et lieu. Il faut que ces gens restent en otage, et me répondent de son retour et de sa fidélité. S’il arrive qu’il m’ait trompé, eh bien! ce sont des matelots, et l’on a besoin de beaucoup d’hommes dans la vie aventureuse que nous menons. Tout est bien réglé, et aucun soupçon d’un complot de notre part ne blessera l’amour-propre irritable du brave garçon, s’il est, comme j’aime à le croire, un homme d’honneur.
Telles étaient en grande partie les pensées auxquelles se livra le Corsaire Rouge, pendant quelques minutes, quand le général l’eut quitté. Ses lèvres remuaient; des sourires de satisfaction et de sombres nuages se succédaient tour à tour sur sa physionomie expressive, où se peignaient tous les changements soudains et violents qui annoncent le travail d’un esprit intérieurement occupé. Tandis qu’il était ainsi enfoncé dans ses réflexions, son pas devenait plus rapide, et de temps en temps il gesticulait d’une manière presque folle, quand tout à coup il se trouva, au moment où il s’y attendait le moins, en face d’un objet qui apparut à ses yeux comme une vision.
Tandis qu’il était plongé le plus profondément dans ses méditations, deux forts marins étaient entrés dans la cabine sans qu’il s’en aperçût, et, après avoir déposé silencieusement un être humain sur un siège, ils étaient sortis sans proférer une parole. C’était devant cette personne que se trouvait alors le Corsaire. Ils se regardèrent quelque temps l’un l’autre sans dire un seul mot. La surprise et l’indécision rendaient le Corsaire muet, tandis que l’étonnement et l’effroi semblaient avoir littéralement glacé les facultés de l’autre. A la fin le premier, laissant percer un instant sur ses lèvres un sourire fin et moqueur, dit brusquement:
–Soyez le bienvenu, sir Hector Homespun.
Les yeux du tailleur éperdu, car c’était précisément ce pauvre diable qui était tombé dans les filets du Corsaire, roulaient de droite à gauche, parcourant d’un regard mal assuré le mélange d’élégance et d’appareil guerrier qu’il rencontrait partout, et ne manquant jamais de revenir, après chacun de ces coups d’œil avides, pour dévorer la figure qu’il avait en face de lui.
–Je le répète, sir Hector Homespun, soyez le bienvenu.
–Que le Seigneur ait pitié du malheureux père de sept petits enfants! s’écria le tailleur. Il y a peu à gagner, vaillant pirate, avec un laborieux et honnête artisan qui est penché sur son ouvrage depuis le lever jusqu’au coucher du soleil.
–Voilà des expressions indignes de la chevalerie, sir Hector, interrompit le Corsaire en mettant la main sur la petite badine qu’il avait jetée négligemment sur la table, et en touchant légèrement l’épaule du tailleur, comme s’il était sorcier, et que cet attouchement dût détruire le charme qui semblait avoir été jeté sur le tailleur;–prenez courage, honnête et loyal sujet; la fortune a enfin cessé de vous être contraire. Vous vous plaigniez, il n’y a que quelques heures, qu’il ne vous était venu aucune pratique de ce vaisseau; eh bien! maintenant vous êtes en passe de travailler pour tout l’équipage.
–Ah! honorable et magnanime Corsaire, reprit Homespun, à qui la parole commençait à revenir, je suis un homme perdu, plongé jusqu’au cou dans la misère. Ma vie a été une suite d’épreuves et de tribulations Cinq longues et sanglantes guerres.
–C’est assezz; je vous ai dit que la fortune commençait à vous sourire: des habits sont tout aussi nécessaires aux gens de notre état qu’au prêtre de la paroisse. Vous ne ferez pas une seule couture qu’elle ne vous soit bien payée. Regardez! ajouta-t-il en poussant le ressort d’un tiroir secret qui s’ouvrit aussitôt et laissa voir un monceau de pièces d’or dans lesquelles des monnaies de presque tous les États de la chrétienté étaient singulièrement mêlées, nous avons les moyens de payer ceux qui nous servent fidèlement
La vue de ce monceau d’or, qui surpassait de beaucoup non seulement tout ce qu’il avait jamais vu dans sa vie, mais même les idées que son imagination rétrécie avait pu concevoir de trésors immenses, ne laissa pas que de produire son effet sur les sens du brave homme. Après avoir rassasié ses yeux de ce spectacle pendant le peu d’instants que le capitaine voulut bien le laisser en jouir, il se tourna du côté de l’heureux possesseur de tant de richesses, et demanda d’une voix qui avait repris graduellement de l’assurance, à mesure que la vue du tiroir avait opéré sur ses sens:
–Et que dois-je faire, haut et puissant marin, pour avoir part à –ces richesses?
–Ce