Les grands guignols. Pier-Angelo Fiorentino

Les grands guignols - Pier-Angelo Fiorentino


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sont lancées bravement à l’eau, et, abritées d’une légère ombrelle verte, la taille serrée par le pantalon de rigueur, les bras nus, les cheveux flottants, elles ont descendu la Seine jusqu’au pont Notre-Dame, filant vingt nœuds à l’heure, et ne s’arrêtant que de temps à autre pour demander des sandwichs et du madère.

      Les spectacles d’été sont encore très-rares et très-mal organisés à Paris. Je ne vois guère que la salle du Cirque qui soit construite dans de bonnes conditions. Elle est légère, élégante, commode et parfaitement aérée. On se voit comme dans un salon, on circule avec la plus grande facilité, on se tient debout ou assis, le chapeau à la main ou le chapeau sur la tête, sans gêner et sans être gêné par personne. Le spectacle ne demande pas une attention soutenue. Vous pouvez rêver à rien profondément, comme l’a dit un illustre écrivain. Les femmes peuvent montrer leurs belles étoffes, leurs chapeaux, leurs écharpes, et recueillir le fruit de leur toilette. Rien n’est perdu. On y rencontre tous les soirs fort joyeuse compagnie, grâce au bon esprit du directeur, qui a su résister, avec une louable fermeté, à l’abus des billets gratuits. Une seule fois, M. Dejean s’est départi de son système, et c’est en faveur de la garnison de Paris.

      — Prenez garde, lui dit le général Changarnier, votre offre est très-gracieuse et honore beaucoup vos Sentiments et votre caractère; mais il y a soixante mille hommes à Paris.

      — Eh bien! mon général, quand il y en aurait quatre-vingt mille, cela me ferait trois mois, voilà tout! Envoyez-moi mille braves par soirée, je serai heureux de leur témoigner ainsi ma reconnaissance.

      Rien n’est plus curieux que de voir dans la partie supérieure de l’enceinte les rangs pressés de ces jeunes soldats d’une tenue irréprochable, et qui font éclater de temps à autre leurs applaudissements comme des feux de peloton.

      Les deux sujets les plus remarquables du Cirque (cela soit dit sans blesser l’amour-propre de personne) sont un enfant et une jeune fille, qui n’était elle-même naguère qu’une enfant. Rien n’égale leur intrépidité, leur sang-froid, leur bravoure. L’enfant est le petit Baptiste Loissel, le plus jeune frère de l’excellent écuyer de ce nom, Il ne monte à cheval que depuis deux ans; mais M. Adolphe Franconi, pour qui aucun miracle n’est impossible, en a su faire, en si peu de temps, un artiste de premier ordre. J’emploie à dessein ce mot d’artiste, qui n’a rien de trop ambitieux pour la circonstance, car ce petit Loissel, que vous voyez bondir et rebondir sur son cheval comme un volant sur sa raquette, s’élever à des hauteurs incroyables, et passer, comme emporté par une trombe, au-dessus de la foule frémissante, a tout l’esprit, toute la verve d’un comédien consommé dans les pantomimes et dans les scènes qu’il joue avec une perfection rare. Sa figure, sans être régulière, est très-intelligente et très-expressive; ses yeux sont noirs et perçants, il a des jarrets de fer et des muscles d’acier.

      La jeune fille est Mlle Palmyre Annato, qui a failli se tuer l’autre soir en tombant. Je ne puis m’empêcher d’éprouver un intérêt pénible, un serrement de cœur involontaire, lorsque je vois ces pauvres enfants, ces jeunes filles si délicates et si frêles, s’exposer tous les soirs à des dangers terribles, qu’ils apprennent à dissimuler avec grâce. D’où viennent-ils? où vont-ils? Par quel concours de circonstances étranges et fatales en sont-ils arrivés à cette froide indifférence? Que de travaux, que de peines, quel long et douloureux martyre n’a-t-il pas fallu pour assouplir et pour briser leurs membres! Comment une mère peut-elle vouer sa fille à un pareil état! Il n’y a point de roman, point de drame qui m’émeuve autant que la simple histoire, le touchant récit de la vie d’une écuyère.

      En 1832 un petit homme, petillant de malice et d’esprit, musicien habile et compositeur amusant, donnait des leçons de chant dans un hôtel de Copenhague, à une petite fille nommée Lucile Grahan. Les parents de Mlle Lucile voulaient, à toute force, en faire une chanteuse. La petite détestait le chant et mettait son maître à la torture. Sur ces entrefaites, on annonce au signor Annato, professeur de piano et de chant, que sa femme vient de mettre au monde un enfant du sexe féminin, et qu’elle prie le signor Annato de monter, sur-le-champ, au deuxième étage.

      — A la bonne heure, dit le père en se levant, voilà une petite fille que le ciel m’envoie, qui sera plus docile que vous, mademoiselle, et dont je ferai un jour une grande cantatrice.

      — Non, dit la petite Suédoise en frappant du pied, je ne veux pas qu’elle chante, moi; tes chansons m’ennuient; je veux apprendre à danser, et ta fille aussi.

      Vous voyez que rien ne manque à la biographie de Palmyre, pas même l’horoscope traditionnel. Seulement la prophétie de Lucile Grahan n’était pas complète. Toutes les deux ont dansé, en effet; mais l’une sur le plancher d’un théâtre, et l’autre sur le dos d’un cheval.

      A quelque temps de là, M. Annato partit pour St-Pétersbourg, engagé comme chanteur à la chapelle du czar. Mais la musique sacrée lui était moins familière que la musique bouffe, il obtenait beaucoup plus de succès dans des chansonnettes et des airs comiques que dans des canons et des psaumes. Un soir, la grande-duchesse, femme du grand-duc Michel, rencontre dans une allée de son jardin M. Annato et sa fille. Le père ôta son chapeau, la petite ôta son bonnet avec tant de vivacité et de grâce, que la grande-duchesse éclata de rire. Elle prit l’enfant par la main, la mena dans une serre et lui donna autant de fruits qu’elle pouvait en porter dans son petit tablier. Dans sa précipitation à saluer Son Altesse et à défaire les rubans de son bonnet, Palmyre avait fourré les épingles dans sa bouche. La grande-duchesse s’en aperçoit, et, les retirant avec bonté : «Mon enfant, lui dit-elle, si une de ces épingles vous tombait dans la gorge, vous ne pourriez plus chanter.»

      La petite, alors, prenant courage: «Madame, je ne veux pas chanter, je veux être écuyère! Maman, qui était la fille du directeur d’une troupe équestre, m’a dit que c’était un état charmant. Priez donc papa de ne pas me tourmenter avec son piano et ses chansons; je veux monter à cheval.»

      A partir de ce moment, la vocation de Mlle Palmyre ne fut plus contrariée. Elle débuta, toute petite fille, en présence de l’empereur; de là, elle partit pour Bucharest, pour Jassy et pour Constantinople, puis elle revint à Odessa, à Moscou, à Varsovie, et fut engagée à Vienne par Guerra, un des plus célèbres écuyers de notre temps. Elle a travaillé à Vienne, dans la même troupe que Mme Kennebel-Franconi, et à Berlin avec Mme Lejears. Mais il était réservé à M. Adolphe Franconi de perfectionner son talent et d’en faire la jolie danseuse et l’intrépide écuyère que vous savez.

      En sortant du Cirque, on s’arrête, malgré soi, devant le Café Morel et le café des Ambassadeurs. Une simple corde sépare les spectateurs des passants. Les premiers sont assis devant des tables, rangées en parallélogramme, et dégustent, en vrais sybarites, du café, de la bière et des glaces. Deux rotondes élevées sur un assez large piédestal, garnies de rideaux à moitié soulevés, et éclairées par un lustre, forment les deux théâtres rivaux. L’orchestre est au fond. Il se compose d’une contre-basse, de trois violons, d’un alto, d’une clarinette et d’un cor. Sur le premier plan, sont assis deux ou trois Messieurs en habit noir et quatre ou cinq dames en costume de bal. A la vérité, les nombreux cafés de la place des Célestins à Lyon possèdent des troupes plus complètes et des virtuoses d’un rang plus élevé. Les Sontag et les Lind n’abondent pas aux Champs-Élysées. Mais ni Mlle Lind ni Mme Sontag ne sauraient, après un morceau de bravoure, descendre dans le parterre et faire la quête avec autant de grâce et de laisser-aller. Telles qu’on les voit, ces deux baraques (si les affaires de nos deux théâtres lyriques ne s’arrangent pas bientôt), sont destinées peut-être à remplacer l’Opéra et l’Opéra-Comique.

      Voilà que le Château-Rouge, à son tour, annonce des fêtes de nuit. C’est une excellente idée. La nuit porte conseil, surtout lorsqu’on peut fumer une cigarette assis sur un banc de gazon, à l’ombre d’un acacia en fleurs et la tête nonchalamment appuyée sur une blanche épaule. Au reste, je n’oublierai jamais que c’est au Château-Rouge que j’ai eu l’honneur


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