Les grands guignols. Pier-Angelo Fiorentino
l’air d’être un Espagnol aussi séduisant que peu délicat, s’est permis d’enlever la trop sensible lady Clara. Les deux amants, dont on ne saurait trop déplorer la rouerie précoce, ont conçu l’infernal projet de s’en aller de Douvres à Cadix dans un frêle esquif de pêcheur. Évidemment l’action se passe avant l’invention des bateaux à vapeur. C’est là que les attendait lord Rivers. Pour les attirer dans le piège, le malin lord se couvre entièrement d’un grand manteau de marin (c’est M. Doucet qui parle) et prend le nom d’Antonio. Tout autre à sa place se fût appelé John, Tom ou Patrick. Lord Rivers tient absolument à s’appeler Antonio. C’est son idée, ni plus ni moins que s’il était à Venise.
Les deux coupables ne tardent pas à paraître. «Une voiture s’est arrêtée, dit toujours M. Doucet, don Fernand en est descendu avec lady Clara. — Les voilà, les voilà ! s’écrie lord Rivers; c’est lui, c’est elle!» Si aguerrie que soit lady Clara, à peine a-t-elle mis le pied sur le bateau fatal, elle éprouve un peu de mal de mer. Don Fernand profite de l’occasion pour se livrer à une cavatine en ré majeur.
Ciel orageux de l’Angleterre,
Adieu... je te fuis pour toujours,
Bientôt à ma jeune compagne,
En montrant l’horizon vermeil,
Je dirai: voilà mon Espagne!
Pays enchanté, sans pareil!
Pays de l’or et du soleil t
Admirez la profondeur de ce bientôt! «Adieu, ciel de l’Angleterre, bientôt nous verrons l’Espagne! Évidemment la barque de lord Rivers file deux cents nœuds à l’heure. Mais les fugitifs avaient compté sans l’orage et le mari, deux tristes choses! L’horizon s’obscurcit, lord Rivers se découvre, un éclair brille et le bateau s’enfonce. Bonsoir la compagnie!
C’est sur cette aimable complainte, que le jeune lauréat a dû écrire un récitatif, un petit duo, un air de ténor et un trio final. Nous avons remarqué un assez joli passage sur ces mots: Loin de ma patrie, qu’à jamais j’oublie, et, par-ci, par-là, des intentions heureuses qui méritent d’être encouragées.
7 octobre 1849.
III
THÉATRE DE L’OPÉRA: LA FILLEULE DES FÉES Ballet-Féerie en trois actes et sept tableaux.
Vous me dispenseriez, sans doute, de vous raconter le sujet de ce ballet nouveau, si vous saviez combien la fable en est simple et l’action peu compliquée. Supposez trois fées: une blanche, une rose, une noire ou sinistre, selon le vocabulaire adopté par les auteurs. La fée rose et la fée blanche comblent leur filleule de tous les dons, de toutes les qualités désirables; la méchante fée tourne tout à mal et se porte à des noirceurs inouïes. Pour ne vous en donner qu’une faible idée, deux hommes placés par la fortune, l’un sur le plus haut, l’autre sur le plus bas de l’échelle, le pauvre Alain et l’illustre comte Hugues de Provence, sont amoureux de la petite Isaure, la filleule des fées. Eh bien! de ces deux hommes, grâce à la persécution de la fée sinistre, l’un devient fou, l’autre aveugle. Vous sentez bien que cela ne peut durer ainsi, et que, quand on est deux contre une, on finit par mettre à la raison cette vilaine fée Carabosse, cette abominable faiseuse de mauvais tours. On guérit les deux amants, l’un de sa folie, l’autre de sa cécité, et on enlève la gentille Isaure dans le paradis des fées, où elle sera éternellement heureuse et n’aura pas d’enfants.
Ce n’est point que ce récit, fort simple et fort court, ne soit développé doctement, comme il convient à tout ballet qui se respecte, en trente-deux pages in-8°, imprimées par Mme veuve Jonas, et reliées en papier rose. Mais c’est là que je plains les auteurs d’être obligés de vous décrire en belle prose les entrechats et les pirouettes de ces messieurs et de ces demoiselles. A chaque instant leur embarras se trahit, la langue leur tourne, et le fameux inquam et inquit, qui tourmentait si fort Cicéron, revient pour embrouiller sans cesse un dialogue qui ne se fait qu’avec les pieds.
Tantôt c’est le fermier Guillaume qui semble dire... Que semble-t-il dire, le fermier Guillaume? — Ah çà ! c’est un déluge de vieilles! Avouez qu’il n’est pas commode de rendre, par la pantomime, le mot du fermier Guillaume! Tantôt c’est la fée sinistre qui voudrait bien s’écrier: «Tremblez pour elle, je lui garde mes dons quand elle aura quinze ans.» Mais le moyen de traduire par gestes cette menace sous condition? Aussi les auteurs en prennent-ils leur parti, et pour tourner la difficulté, écrivent-ils tout bonnement sur un nuage en caractères de feu la sinistre légende. Plus loin, c’est sur une glace qu’on lit en lettres non moins brûlantes, cet autre arrêt de malheur: «Vous l’avez faite si belle, que nul homme ne pourra la voir désormais sans perdre la raison.» L’expédient du nuage et de la glace n’a rien de désobligeant pour le spectateur; mais nous trouvons que la fée sinistre abuse un peu trop de sa plume, et qu’elle aspire ouvertement à prendre place parmi nos plus féconds écrivains. La légende a du bon quand on l’emploie avec réserve; mais si l’on substitue trop fréquemment la parole écrite à la parole gesticulée, on finirait peut-être par trouver plus simple d’éclairer le livre tout entier pour en rendre ainsi la prose transparente et lisible, et placer l’explication à côté du tableau.
Ceci soit dit sans vouloir porter la moindre atteinte à la réputation du parrain de cette aimable filleule. Mais il nous permettra de ne pas le suivre dans ses développements. Un ballet se voit, ne se décrit point. La pantomime a d’ailleurs ses bornes, et si elle peut rendre, par l’expression du visage, par l’éloquence du regard et du geste, les sentiments et les passions tels que l’amour, la joie, la douleur, l’aversion, le dégoût, l’épouvante, elle ne peut pas entrer dans certains détails où le langage est indispensable. Quel que soit le talent du mime, il arrive un moment où sa pensée devient incompréhensible. Toutes les fées du monde n’y peuvent rien. M. de Saint-Georges le sait aussi bien que nous.
Cependant, si la pantomime n’a pas fait et ne saurait faire de progrès, l’art du décorateur est arrivé de nos jours à une perfection qu’on ne soupçonnait pas autrefois. Ce ne sont plus des toiles grossièrement barbouillées, des nuages de carton, des arbres qui n’existent pas, des horizons impossibles. Aujourd’hui le décorateur n’a presque rien à envier au paysagiste. Ces grands tableaux qui se déroulent sur la scène, aux yeux d’un public émerveillé, sont traités avec autant de soin, de patience et d’amour que des toiles de chevalet. Les ciels sont d’une transparence et d’une limpidité admirables; des arbres au tronc vigoureux, rempli de séve et de vie, font éclater leur feuillage vert comme dans les plus charmantes études de Salvator et de l’Albano; les différentes couches du sol sont rendues avec une vérité frappante; la lumière, adroitement ménagée, éclaire tantôt d’en bas, tantôt d’en haut, tantôt de côté, ces immenses paysages, et l’on obtient, par des procédés très-simples, des effets d’optique surprenants et nouveaux.
J’aime beaucoup le premier décor. Il est simple, bien dessiné, bien réussi. La toile de fond en est charmante. C’est une colline aux pentes douces et d’un vert tendre, coupées de petits sentiers qui aboutissent à l’église du village.
Comme vous le pensez bien, dans un ballet féerique il s’opère toutes sortes de prodiges. Tantôt c’est un pan de mur qui s’écroule pour laisser voir une jeune fille à sa toilette et le prince, pâmé d’amour, à ses pieds; tantôt c’est un sénéchal qui s’engloutit dans l’abîme ou la vieille fée qui surgit du fond d’un puits. Telle jeune personne qui, pour éviter à son amant le malheur de devenir fou en la regardant, s’est précipitée par la croisée, soulevée par un coin de son voile, est emportée vers le ciel. Mais, de tous ces vols, de toutes ces métamorphoses, de tous ces changements à vue, le plus heureux me paraît celui d’un petit miroir qui s’élargit peu à peu et devient une