Les grands guignols. Pier-Angelo Fiorentino
La voix de Mlle Darcier n’a rien perdu de son mordant, de sa force; elle a plutôt gagné en étendue et en volume. Mlle Darcier, par un dévouement qui l’honore, n’a pas attendu, pour faire sa rentrée, le nouveau rôle que Grisar a écrit pour elle. Une camarade s’est trouvée indisposée; le directeur avait besoin d’une artiste qui dédommageât le public; Mllle Darcier n’a pas hésité. Elle a reparu modestement dans le rôle, charmant d’ailleurs, de Rose-de-Mai, qui en était à sa centième représentation. Il est impossible de déployer plus d’âme, de mélancolie, de passion touchante et vraie, que ne l’a fait Mlle Darcier d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Elle avait des larmes dans la voix, et les spectateurs attendris oubliaient de battre des mains pour pleurer avec elle.
Nous avons signalé dernièrement à l’attention des directeurs une élève très-distinguée du Conservatoire qui a remporté plusieurs prix de chant aux concours de cette année. M. Perrin s’est empressé d’engager cette jeune artiste, et bien lui en a pris, car elle a déjà obtenu deux succès dans la Sirène et dans la Part du Diable. Mlle Lefebvre (c’est d’elle que nous voulons parler) a une voix de soprano très-sympathique et très-pure. Elle chante avec beaucoup de goût, d’agilité et de charme. Elle est de plus bonne comédienne, et depuis que nous l’avons vue au Conservatoire, elle a fait d’incontestables progrès. Je n’en voudrais pour preuve qu’un défaut de prononciation qui m’a choqué alors, et qui, grâce au travail persévérant de Mlle Lefebvre, est devenu presque insensible aujourd’ hui. J’aime mieux la débutante dans le rôle de la Sirène que dans celui de Carlo. Les habits masculins ne lui vont pas aussi bien que le joli costume de paysanne napolitaine. Ensuite, il me semble que le rôle de Carlo exige plus d’énergie, plus de verve, un côté poétique et brillant qui manque jusqu’ici au talent de Mlle Lefebvre. A vrai dire, personne n’a rempli ce rôle à notre gré ; et les différentes cantatrices qui s’y sont essayées nous ont laissé plus ou moins froid et désappointé. Dans la Sirène, au contraire, Mlle Lefebvre a été charmante. Elle joue avec un naturel exquis et vocalise à ravir.
Boulo avait une lourde tâche, et j’ai tremblé pour lui lorsque je l’ai vu aborder un des meilleurs rôles de Roger. Mais Boulo s’est tiré à merveille de ce pas difficile. Il a dit surtout son largo: Brille sur la nature, avec une douceur, une simplicité et une grâce, qui lui ont valu de nombreux applaudissements. Jourdan, qui se multiplie par un zèle infatigable et trouve moyen de jouer tous les soirs, est fort bien sous l’uniforme d’enseigne. Seulement, je crois qu’il a tort de laisser tomber son manteau sournoisement sur le toit d’une auberge pour embrasser sa fiancée plus à l’aise. Les toits ne sont pas des vestiaires où l’on dépose sa canne et son parapluie. Que Jourdan garde son manteau s’il a froid, bien que le climat de Naples ne soit guère très-rigoureux, et si son manteau le gêne, qu’il le dépose tout simplement sur une chaise: c’est plus naturel.
Grignon est excellent dans le rôle de Barbaja, le célèbre entrepreneur, et Ricquier, dans celui du duc de Popoli, atteint le sublime du ridicule, du grotesque et de l’imbécile. Et cependant, que l’acteur me pardonne, je connais bien des ducs napolitains qui rendraient des points à Ricquier.
L’automne a été rude aux musiciens. Il y a quelques jours à peine, le peuple de Vienne, oubliant les malheurs de la patrie pour un deuil privé et, pour ainsi dire, de famille, suivait en larmes le cercueil de Strauss, et plaçait à côté du cadavre, sur un coussin noir, le violon de l’artiste avec ses cordes détendues... triste et touchant emblème! Et voilà que nous perdons ce pauvre Chopin, le poëte du piano, comme on l’a justement appelé, un des plus charmants génies de ce temps-ci. Depuis deux ou trois ans, il marchait comme une ombre parmi les vivants. Le front pâle, les joues amaigries, le regard triste et profond, il semblait dire à ses amis: Je ne resterai pas longtemps avec vous! C’était une âme rêveuse, poétique et tendre, qui ne s’épanchait que dans la solitude et dans le recueillement. Quand ses doigts effilés, presque diaphanes, erraient mélancoliquement sur les touches d’ivoire, il s’échappait du clavier frémissant des murmures et des plaintes d’une suavité ineffable. Ses mélodies n’étaient que des soupirs, ses accords une aspiration vers le ciel. Il jouait rarement en public et ce n’est qu’avec une répugnance extrême qu’il s’exposait aux applaudissements de la foule. J’ai de lui une lettre charmante où il me priait d’assister à un concert qu’il donna dans la salle d’Érard. Malheureusement je ne pus me rendre à cette invitation cordiale et presque fraternelle, car nos soirées ne nous appartiennent pas à nous autres greffiers des plaisirs publics. Quelque temps après, je le rencontrai à Londres chez un de nos amis communs. Mme Viardot et sa cousine, Mlle de Mendi, qui étaient de cette soirée intime, chantèrent des duos espagnols et des ballades d’une grâce ravissante. Chopin, qui s’y était refusé d’abord, consentit à se mettre au piano. Pendant deux heures il nous tint sous un charme inexprimable. Aucun de nous n’osait respirer.
Frédéric Chopin était né aux environs de Varsovie. Son premier maître de piano fut un vieux Bohême nommé Zywni. Proscrit dès sa première jeunesse, il erra pendant quelque mois de Vienne à Munich, et vint se fixer à Paris vers la fin de 1831. Son apparition fit événement dans le monde musical. On n’avait jamais entendu jouer de la sorte. Sa manière n’appartenait qu’à lui. Ses compositions, d’une originalité et d’une délicatesse rares, ne sauraient être exécutées que par celui qui les avait rêvées. Il laisse un grand nombre de fantaisies, de rondos, de valses, de mazurkas, mais quelle est la main téméraire qui osera toucher à ce précieux héritage? C’était l’âme de Chopin qui vibrait dans ces notes immortelles, et l’âme de Chopin s’est envolée.
Maintenant, nous sera-t-il permis de donner quelques regrets à un tombeau moins illustre, mais qui n’en réveille pas moins pour nous de touchants souvenirs? Tout Paris a connu ce bon vieillard, à la figure douce et régulière, aux cheveux blancs, à la barbe grise, vêtu de couleurs vives et criardes. Dans les beaux jours, il se promenait sur les boulevards; le soir, on le voyait aux premières représentations du Théâtre-Italien, dont il était très-friand. Voici son costume de gala: une petite veste rouge éclatante, un pantalon rouge, un gilet rouge et des pantoufles rouges aussi. Autour de son cou flottait une décoration inconnue, un grand cordon bleu moiré. Son chapeau mérite une description particulière. C’était un chapeau de paille à larges bords et à fond évasé, orné d’un large ruban brodé de perles et d’une couronne de roses artificielles, enjolivé de chaînettes d’acier, de grains d’Amérique, de verroteries, de clinquant, des ornements chéris des sauvages. C’était là son grand uniforme. Les autres jours, il s’habillait indifféremment en bleu, en jaune ou en vert, mais il avait soin que les différentes pièces de son étrange costume fussent parfaitement assorties. Jamais il n’aurait mis un gilet pistache avec un habit coquelicot. Ses couleurs pouvaient bien crier, mais elles ne juraient pas ensemble.
Cet homme s’appelait Carnaval, tant il est vrai que les noms sont souvent prédestinés! Son frère, le chanoine Carnaval ou Carnavale, comme cela s’écrit en italien, était un des théologiens les plus savants et les plus estimés de la Calabre. Celui qui vient de mourir à Paris avait cultivé, dès son jeune âge, la poésie et la musique. Arrêté avec Cimarosa en 1789, il fut jeté dans un cachot et condamné à mort. Mais, grâce à une protection mystérieuse, sa peine fut commuée en un exil perpétuel. Carnaval arriva à Marseille dans un dénûment complet. Plusieurs de ses compatriotes lui offrirent leur bourse; mais le jeune émigré, dont la caractère fut toujours d’une fierté extrême et d’une susceptibilité presque maladive, refusa net et voulut se créer quelques ressources en donnant des leçons d’italien.
Comment sa folie a-t-elle commencé ?—si cela peut s’appeler une folie de ne pas aimer les habits de couleur sombre, — je n’ai jamais pu le savoir au juste. On m’a dit que la perte d’une femme qu’il adorait, l’avait fait tomber dans une mélancolie profonde; qu’il avait écrit d’abord à sa bien-aimée défunte des lettres fort touchantes et qu’il était allé les déposer lui-même sur le tombeau de sa maîtresse, en la priant de vouloir bien lui répondre; qu’après avoir attendu vainement, comme on le pense, il se mit