Les grands guignols. Pier-Angelo Fiorentino
son cortège ne se composa plus que de quelques badauds entêtés; au bout de quelque temps on finit par ne plus y faire attention. Je lui demandais dernièrement s’il avait envie de revoir son pays. Eh! mon Dieu, me dit-il, croyez-vous qu’on m’y laisserait tranquille? Il m’a fallu dix ans pour faire l’éducation des gamins de Paris!
Carnaval était, poulies choses de la vie, d’une délicatesse rare et d’une probité exemplaire. Il faisait trois parties du peu d’argent qu’il gagnait avec ses leçons: la première était pour les pauvres, la seconde était destinée à sa nourriture, et la troisième à sa toi lette, c’est-à-dire à l’achat de ses étoffes, car il coupait et cousait lui-même ses habits et ses chaussures. C’était là tout son luxe, comme il me l’a souvent avoué. Il se ruinait en taffetas jonquille et en velours ponceau!
Son ordinaire était des plus simples, et il le préparait de ses propres mains: un peu de riz, quelques pommes de terre, rarement de la viande, jamais de pain. Il prétendait que quand on se nourrit de pain, tout ce qu’on mange avec prend le goût du pain, et que le palais blasé par cet aliment monotone, ne distingue plus la saveur des autres mets.
Il couchait tout habillé dans un fauteuil, et se levait, été comme hiver, à quatre heures du matin. Lorsqu’il se sentait devenir malade ou que sa raison s’altérait aux approches des grandes chaleurs, il prenait le chemin de l’hospice et priait les médecins de le garder jusqu’à ce que son accès de fièvre ou de folie fût passé.
Une année, sa maladie se prolongeant plus que de coutume, il tomba dans une détresse affreuse. Ses amis, pour adoucir sa position, sans blesser sa fierté, confièrent au médecin qui le soignait le produit d’une souscription qu’ils avaient faite entre eux, ayant bien soin de prier le docteur de ne pas dire d’où lui venait cet argent. Mais ils avaient compté sans Carnaval. Dès qu’il eut repris l’usage de sa raison, il obséda tant son médecin, il pria, il supplia avec tant d’insistance et un chagrin si vrai, que le médecin, pour lui épargner une nouvelle atteinte de folie, fut obligé de lui tout avouer. Alors par des efforts sublimes d’économie, de patience et de travail, Carnaval amassa sou par sou, tantôt dix, tantôt quinze francs, et dès que ces bienheureuses pièces d’argent rayonnaient dans la main du pauvre monomane, il s’en allait joyeux, léger, dansant, chez un de ses bienfaiteurs, et, s’acquittant de sa petite dette, il écrivait sur le papier qui contenait la somme: Avec les remercîments sincères de M. Carnaval.
Il ne croyait pas à la mort; c’était là une de ses plus douces folies. Pour lui, les hommes d’un certain mérite, surtout les artistes, ne mouraient pas, ils disparaissaient pour quelque temps, voilà tout. Ils continuaient à vivre sur la terre, et se promenaient parmi nous, invisibles au commun des vivants; mais se révélant en chair et en os aux âmes sympathiques et croyantes. Ainsi, il lui arrivait souvent de dire: Je viens de rencontrer Bellini ou Mozart, ou madame Malibran; ils m’ont dit telle chose et telle chose; je leur ai répondu qu’il fallait prendre patience, etc. Un jour, comme je lui donnais quelques signes d’incrédu- lité, Carnaval me prit la main avec force, ses yeux s’humectèrent, sa voix devint vibrante, et il me dit avec un accent que je n’oublierai jamais:
— Me croyez-vous par hasard un malhonnête homme? Ai-je jamais menti? ma vie n’a-t-elle pas toujours été pure et sans tache? ai-je donné le droit à quelqu’un de douter de ma parole?
Je me hâtai de le rassurer.
— Eh bien! donc, poursuivit-il, quand je vous dis, quand je vous jure sur ma parole d’honneur que je viens de voir Cimarosa comme je vous vois, et qu’il vient de me parler, pourquoi me faites-vous l’offense d’en douter?
Il s’est éteint doucement comme il avait vécu. Quelques passants qui l’avaient vu tomber sur le trottoir, s’empressèrent autour de lui. Carnaval ne donnait plus signe de vie. On le transporta à l’hospice Beaujon. Son agonie ne fut qu’un long assoupissement.
Le lendemain, la femme d’un de nos plus célèbres artistes, Mme Lablache, alla demander des nouvelles du malade.
— Il est mort, dit le portier de l’hospice.
Pauvre Carnaval! Il pourra causer désormais avec ses chers immortels, et pas une voix, pas une âme dans le monde de lumière et de vérité qu’il habite ne fera plus entendre à ses oreilles ces cruelles paroles: cet homme est fou!
31 octobre 1849.
V
DISTRIBUTION DES PRIX AU CONSERVATOIRE. —OPÉRA. — NOUVELLES. — OPÉRA-COMIQUE: L’ÉCLAIR.
«Je m’imaginais qu’il n’y avait rien à voir après les Amusements de Muley-Bugentuf; mais je me trompais. Des timbales et des trompettes nous annoncèrent un nouveau spectacle: c’était la distribution des prix. On apporta donc tout à coup sur le théâtre deux longs bancs d’école, avec une armoire à livres remplie de bouquins proprement reliés. Alors tous les acteurs revinrent sur la scène et se rangèrent tout autour du seigneur Thomas, qui tenait aussi bien sa morgue qu’un préfet de collége. Il avait à la main une feuille de papier où étaient écrits les noms de ceux qui devaient remporter des prix. Il la donna au roi de Maroc, qui commença de la lire à haute voix. Chaque écolier qu’on nommait allait respectueusement recevoir un livre des mains du pédant; puis il était couronné de lauriers, et on le faisait asseoir sur un des deux bancs pour l’exposer aux regards de l’assistance admirative.»
Ces mots, qui se trouvent au deuxième livre de Gil-Blas, montrent que de tout temps et en tout lieu, les distributions de prix ont été à peu près les mêmes. Moi aussi je croyais qu’après l’amusement des concours du Conservatoire dont j’ai rendu un compte fidèle, il n’y avait plus rien à voir. J’oubliais la distribution des prix. Elle a eu lieu dimanche, avec sa pompe habituelle. La séance a commencé par un discours de M. Charles Blanc. M. de Beauchesne a lu les noms des lauréats. Chaque élève qu’on nommait, les messieurs en habit noir et les demoiselles en robes blanches, allaient recevoir des mains de M. le directeur des beaux-arts, des violons, des basses, des trombones, des trompettes, des partitions, des médailles et des diplômes. On a économisé les lauriers pour ne pas alarmer la commission du budget.
Après cette cérémonie, qui a duré une bonne heure, les élèves ont voulu donner un petit échantillon de leur savoir-faire. J’aurais beaucoup retranché du programme. Un duo pour deux pianos, composé par Thalberg sur les motifs de Norma, a été parfaitement exécuté par Mlle Gras et par le petit Wienawski. Cet enfant, qui n’a pas dix ans, est déjà un artiste. On le voit à son front singulièrement développé pour son âge, à son regard pénétrant, à son attention concentrée. L’aubade de M. Bazin est un véritable tour de force. Il a fallu beaucoup de peine et beaucoup d’esprit pour faire entrer dans un seul morceau, le moins désagréablement possible, tous ces solos de cor, de basson, de trompette, de hautbois et de flûte. On ne s’en est point tenu aux aubades. Il y a eu des airs, des duos, des fragments de comédie, une scène de la Favorite, et un trio bouffe du Maître de chapelle. La petite salle du Garde-Meuble regorgeait de spectateurs. Les mères pleuraient dans un coin; les pères rêvaient pour leurs enfants les plus brillantes destinées. Voilà pourtant deux ou trois cents nouveaux artistes qu’on jette sur le pavé de Paris. Que Dieu leur vienne en aide!
L’Opéra et l’Opéra-Comique ont stéréotypé leur affiche et s’en trouvent à merveille. C’est une grande et belle chose que le succès, pour les auteurs d’abord, pour les directeurs, pour les artistes, pour tous ceux qui en profitent; mais aussi, mais surtout pour le critique. Le créateur du monde se reposa le septième jour; le critique, lui, qui n’a rien créé, ne peut se croiser les bras qu’après un grand succès. Ceux-là donc nous calomnient d’une manière étrange, qui prétendent que nous nous plaisons aux désastres, que nous n’appelons de nos vœux que la ruine et l’abîme. Qu’y gagnerions-nous,