Nouvelles. Amédée Achard

Nouvelles - Amédée Achard


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se pétrifient et deviennent indestructibles. Une situation me fut offerte dans une famille russe que j’avais eu occasion de rencontrer à Hyères. La femme était aimable, le mari distingué et bon, les jeunes filles qu’on voulait confier à ma direction charmantes et gaies, tout me prouvait que j’aurais été accueillie comme une amie de la maison; de longs voyages, la vie animée, et dans un avenir certain l’assurance d’être à l’abri de toute inquiétude. J’y voyais surtout le moyen d’échapper au milieu où j’étouffais, la possibilité de reprendre à l’espoir par l’oubli.

      — Eh bien?

      — Et madame d’Équemaure? Mes confidences faites à notre mère, Clotilde fut consultée. Elle se redressa. Cela l’étonnait qu’on pût songer à quitter le Courtil, où, Hortense devenant malade, tout le poids de l’administration retomberait sur une mère âgée qui avait usé ses forces à nous soigner. Je n’avais donc pas le sentiment de la reconnaissance? Et puis on n’avait jamais ouï parler d’une Carnavon en condition. Cela frisait le scandale. Moi, sa sœur, institutrice ou demoiselle de compagnie! il fallait que je fisse bien bon marché du nom que je portais pour descendre jusque-là !.. L’indignation lui faisait monter le rouge au visage. Elle parla sur ce ton pendant un quart d’heure. Ma mère hochait la tête en signe d’assentiment.

      — Et toi?

      — Moi, j’écoutais. Je ne me croyais ni si ingrate ni si coupable; mais devant cette réprobation générale je cédai. Oh! je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis. Ce ne fut pas une pensée de dévouement qui m’inspira, ce fut surtout un sentiment de lassitude, une fatigue morale insurmontable. Une sorte d’usure s’était faite en moi par une trop longue suite d’espérances avortées, de légitimes aspirations transformées sous le souille desséchant des circonstances en chimères irréalisables... Mon âme découragée n’avait plus de ressort. — Eh bien! dis-je, j’écrirai à la princesse T... qu’elle n’ait plus à compter sur moi. — Madame d’Équemaure m’embrassa. — A présent je te retrouve, me dit-elle... La place d’une fille bien née n’est-elle pas sous le toit qui abrite sa mère, son devoir de se dévouer aux siens?

      — Madame de Carnavon avait des larmes dans les yeux, et, regardant Clotilde, disait: — C’est un ange du bon Dieu! — Le lendemain on m’avait mise à la tête de la lingerie.

      — Et depuis?

      — Depuis j’y suis restée. Je ne pense plus, je couds.

      Charlotte étouffa un soupir, et, prenant la main d’Esther entre les siennes: — Il y eut en moi pendant les premiers jours quelques tressaillements comme on en voit sur une chair écorchée, puis cette sensation première s’émoussa, et l’année ne touchait pas encore à son terme que j’en étais arrivée au renoncement.

      Elle pressa doucement la main de sa sœur. — Dieu fasse que tu ne connaisses jamais la pesanteur de ce mot! J’en porte le poids, et c’est pour cela que tu me vois toujours pliée sur mon aiguille.

      Une ombre de rougeur se répandit sur ses joues; elle resta un instant silencieuse, puis de nouveau ouvrant ses lèvres décolorées: —Au fond de moi, il y a de l’engourdissement, au-dessus de cet engourdissement de l’indifférence... Tout glisse. Si tu arrives un jour à l’état où je suis tombée, je te plains;... mais pour réagir, pour lutter, je te l’ai dit, la force me manque.

      Esther émue l’entoura de ses bras. Une larme presque aussitôt séchée mouilla les paupières de Charlotte. — Voici la première fois depuis de longs jours que mon cœur bat, dit-elle en se laissant aller dans les bras qui l’entouraient; un cœur qui bat dans le vide, cela fait mal... Mieux vaut le comprimer jusqu’à l’écrasement.

      Des sanglots soulevaient sa poitrine comme si elle eût vainement essayé d’en étouffer la violence; sa force d’inertie semblait vaincue, et tout ce qu’il y avait en elle d’émotions contenues débordait; puis enfin l’apaisement se fit. Bientôt elle écarta Esther par un mouvement d’une douceur extrême, et, l’ayant embrassée tendrement, elle rentra dans son attitude résignée. — Laisse-moi dans cette mort volontaire qui me permet de ne rien regretter, reprit-elle, on n’accepte qu’à ce prix.

      Toutes deux rentrèrent au Courtil sans plus parler, Esther oppressée, Charlotte encore palpitante. Le curé était à sa place, son mouchoir à carreaux sur ses jambes replètes, jouant au piquet avec madame de Carnavon.

      — Vous vous êtes oubliées à causer, mesdemoiselles, dit la mère en jetant sur ses filles un regard froid par-dessus ses cartes.

      — C’est la jeunesse, répondit le curé ; il faut bien un peu de bon temps à cet âge.

      Charlotte s’assit devant la nappe d’autel, et, sans répondre, en continua les broderies. Esther se glissa derrière les rideaux, et silencieuse regarda par la fenêtre ouverte. Plus tard, retirée dans sa chambre, et, la porte close, elle sauta sur son livre à serrure:

      «J’ai froid jusques au fond des os! Est-ce vraiment cela qui m’attend?.. J’ai vingt ans,... le feu de la vie bouillonne dans mes veines, et c’est à cette mort lente, à cette mort de tous les jours, que je serai amenée! mais alors pourquoi ces fleurs, pourquoi ces étoiles, pourquoi cette lumière, pourquoi ces parfums que mes lèvres aspirent, pourquoi ces rayons du matin où je me baigne, pourquoi ce chant du rossignol qui me berce, pourquoi la jeunesse?.. Elle m’enivre de promesses qui ne seraient donc que des mensonges! Et que de choses cependant dans la transparence de cette nuit, dans les senteurs fraîches de ces herbes trempées de rosée, dans ce bruit harmonieux de la mer qui monte dans le silence! Il s’échappe de toutes ces merveilles un souffle qui embrase et gonfle mon cœur... Ah! rompre avec l’espérance m’est impossible... Je l’ai conservée dans la solitude, je la conserverai dans l’impuissance, et s’il faut qu’un jour elle m’échappe, c’est qu’une blessure m’aura frappée à laquelle je ne survivrai pas!

      » Charlotte ne m’a pas tout dit;... mais certaines réticences, des mots échappés à ma mère dans le mouvement d’une conversation, ses aveux même à peine déguisés, m’ont fait deviner la vérité navrante. Madame de Carnavon, — hélas! n’est-ce pas le nom que je devrais lui donner toujours, —a quatre filles et un garçon; elle n’a que deux enfants, madame d’Équemaure et mon frère Jacques. Elle est reconnaissante à Clotilde de ce que tout lui a réussi. Elle est flattée dans son orgueil de patricienne déchue d’avoir une fille riche et baronne, qui va de pair avec les plus brillantes. On lui doit tout parce qu’elle a tout. A qui possède le superflu ne faut-il pas l’inutile? L’autre part de son amour va à celui qui sera ici dans quelques jours. Jacques a le nom, et n’est-ce pas la coutume dans les vieilles familles du pays qu’on avantage les fils aux dépens des filles? Pour que le nom, qui sans lui s’éteindrait, revive dans des conditions qui puissent lui rendre une partie de l’éclat perdu, pourquoi ne serions-nous pas dépouillées? Déjà Hortense a consenti au sacrifice, et si j’ai bien compris ma mère, Charlotte penche vers une semblable résolution, Renfermée dans son travail et ses mornes méditations, un jour elle se laissera pousser vers le cloître; elle ne fera que changer de silence. Ce mot de renoncement, dont elle désire que je ne mesure pas la profondeur et ne savoure point l’amertume, et qu’elle a prononcé tout à l’heure, n’est-il pas comme le son de la cloche qui annonce qu’une tombe va s’ouvrir? Une circonstance se présentera, — un mariage peut-être, — où, en l’accablant de flatteries, on obtiendra de l’opulente Clotilde qu’elle renonce en faveur de Jacques à sa part dans l’héritage commun. Il en aura quatre alors en comptant la sienne. Circonvenue, à bout d’espoir, lasse d’attendre, à mon tour ne céderai-je pas la cinquième, la dernière? A quoi bon d’ailleurs la défendre, si je n’en tire aucune force, si cette dot inutile est pareille à ces trésors que gardait un dragon fabuleux? Ce n’est plus une chose, c’est un mot! Et mon triste lot sera-t-il semblable à celui d’Hortense avec son indifférence plate ou tel que celui de Charlotte, qui s’éteint dans un marasme muet voisin de la mort?...»

      La main d’Esther s’arrêta; elle releva son front. Une glace posée en face d’elle lui renvoya


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