La guerre artistique avec l'Allemagne : l'organisation de la victoire. Marius 1850-1928 Vachon
avaient créé pour la Guerre actuelle une formidable artillerie lourde et à longue portée, devions-nous renoncer à leur en opposer une plus puissante encore ou tout au moins équivalente? Non, assurément. Pour l’avoir ignoré, sinon méconnu, nous nous sommes laissé devancer; et nous n’en n’avons pas moins dû en faire autant et avec précipitation, par conséquent dans de très mauvaises conditions. Il n’en serait pas différemment en matière d’organisation de nos Industries d’art.
Parallèlement j’ai fait un exposé impartial, mais non impassible, de la situation dangereuse d’infériorité de combat, faute de plans d’ensemble, de chefs, de soldats et de munitions, où nous nous sommes trouvés souvent vis-à-vis de l’ennemi. Ce double travail a été douloureux, mais il était nécessaire, indispensable. Avant de livrer une bataille, l’on doit connaître aussi exactement que possible le fort et le faible de l’adversaire, savoir quel est le chiffre des soldats qu’il peut mettre en ligne, la quantité de munitions dont il dispose, ses ressources financières, etc.; afin de pouvoir lui opposer des forces égales sinon supérieures.
De la comparaison que le lecteur fera instinctivement entre les deux méthodes de préparation et d’organisation, et entre les deux tactiques, employées dans la Guerre artistique, industrielle et commerciale, que nous déclarait, en1881, le Kronprinz, lors de l’inauguration du Musée impérial des Arts décoratifs de Berlin,–dont la Guerre de demain ne sera que la continuation formidable–, sortira la conclusion, naturelle et logique, des viriles et décisives résolutions à prendre pour organiser sûrement la victoire.
S’il était encore de mode de mettre des épigraphes aux livres, je choisirais volontiers, de nouveau, cette belle pensée de Guillaume le Taciturne: «Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer!»; ou bien encore cette autre du même personnage: «Il faut agir «comme si on pouvait tout, et se résigner comme «si on ne pouvait rien!»
CHAPITRE PREMIER
L’INVASION ARTISTIQUE DE LA FRANCE PAR L’ALLEMAGNE DE1882à1914.
I
AU LENDEMAIN DE LA GUERRE DE1870.
Après le traité de Francfort, qui arrache à la France l’Alsace et la Lorraine, qui lui impose une rançon de cinq millards, et la clause désastreuse de l’octroi perpétuel à l’Allemagne du traitement de la nation la plus favorisée dans tous les traités de commerce; après la Commune, qui est venue ajouter aux hécatombes des champs de bataille de la guerre celles des Journées de mai1871, vidant Paris et les grandes villes de milliers et milliers l’artistes du plus grand talent, nos ennemis, grisés par la gloire militaire et par l’orgueil de la victoire, avaient bien cru que nous ne nous relèverions jamais, sinon avant un très long temps, de nos défaites, de nos ruines et de nos pertes. Lorsqu’ils virent qu’en moins de trois ans s’était accomplie la libération du territoire, qu’il se manifestait, dans tous les domaines de l’activité nationale, une véritable Renaissance, leur colère égala leur stupéfaction: ils s’étaient trompés grossièrement dans leurs calculs, dans leurs prévisions et dans leurs espérances. Une nouvelle guerre leur apparut de toute nécessité pour nous réduire, et nous écraser définitivement. Hésitant à employer les armes, en présence des dispositions diplomatiques de l’Europe favorables à la France, ils décidèrent de nous faire une guerre industrielle et commerciale, qui ne serait ni moins bien organisée, ni menée avec plus de ménagements que ne l’aurait été la guerre militaire.
L’Exposition universelle de Philadelphie, en 1876, avait démontré à l’Allemagne qu’elle n’était pas en mesure de lutter avec des chances de succès contre la France, immédiatement, dans les conditions de son organisation économique. Le commissaire général allemand avait envoyé à son Gouvernement un rapport dans lequel, avec une franchise brutale mais saisissante, il déclarait évidente et lamentable l’infériorité de la section allemande sur toutes les autres sections étrangères. Etait-ce vrai? Y avait-il là un coup monté entre le Gouvernement et le commissaire, à la façon de la fameuse Dépêche d’Ems en1870, pour surexciter, et pousser aux manifestations extrêmes l’amour-propre germanique? Cette seconde hypothèse paraît très vraisemblable: elle est dans la tradition. Toujours est-il que le Gouvernement, bien loin de désavouer et de casser aux gages le commissaire–comme on l’aurait fait chez nous– s’empressa de donner au rapport la plus grande publicité, au rapporteur un avancement extraadministratif, qui fut considéré comme une récompense exceptionnelle de son ardent patriotisme, et le la justesse de son jugement, quelque douloureux qu’il ait pu être pour l’amour-propre germanique.
Et l’organisation de la nouvelle guerre contre la France, la guerre artistique industrielle et commerciale, fut aussitôt entreprise, avec toute la méthode, toute l’énergie, toute la ténacité et toute la rapidité que l’Allemagne aurait pu apporter à l’organisation d’une guerre militaire. Quand on fut prêt, en1881, à l’inauguration solennelle du Musée impérial des Arts décoratifs de Berlin, le Kronprinz, qui s’était consacré corps et âme à cette organisation, avec la collaboration précieuse de la princesse impériale pour la partie des Industries d’art, déclarait officiellement la guerre à la France en ces termes catégoriques: «Nous avons vaincu la France en1870sur les champs de bataille, nous voulons la vaincre désormais sur le terrain de l’industrie et du commerce».
Et, c’était bien, en effet, une guerre nouvelle qui allait commencer contre la France, guerre merveilleusement organisée, sous forme d’une invasion formidable, ayant toute la physionomie de la ruée teutonne traditionnelle, commandée par un puissant et énergique état-major, menée par une gigantesque armée d’industriels, d’artistes et d’ouvriers, éclairée par une nuée d’espions de tous sexes et de tous grades.
Cette déclaration de guerre ne fut pas entendue en France; à peine si deux ou trois journaux économiques la signalèrent incidemment. Le Gouvernement n’en fit aucune communication officielle aux chambres de commerce, aux associations corporatives, non plus qu’au Parlement, comme il semble pourtant que c’eût été son devoir le plus élémentaire.
II
LES PREMIÈRES BATAILLES ET LES PREMIÈRES VICTOIRES ALLEMANDES.
Dès1884, le tableau du commerce de la France accuse une dépression générale de991millions sur l’année précédente, et de10% sur la moyenne de la période quinquennale antérieure. Par contre, l’exportation générale de l’Allemagne avait progressé de près d’un milliard de marks, comparativement avec1872: 3,335millions, au lieu de 2,492millions.
La marine marchande allemande, qui, en1870, était au dernier rang de celles des grandes puissances mondiales, conquiert le troisième, immédiatement après l’Angleterre et les États-Unis, et devance la France. Les Anglais, eux-mêmes, constatent avec stupeur que l’Allemagne porte une atteinte sérieuse à la suprématie industrielle et commerciale de l’Angleterre. Dans un discours prononcé à la Chambre de commerce de Manchester, en1885, le ministre du Commerce anglais, M. Goschen, faisait cette nette déclaration: «Bien «que l’on fasse des progrès en Angleterre, on en «fait de plus rapides ailleurs.»
L’invasion allemande en France a commencé. En1881, on compte chez nous plus de80,000immigrés teutons, dont31,300habitent Paris! C’est l’avant-garde!
En1889, l’Allemagne se sent en mesure de nous concurrencer victorieusement à l’Exposition universelle;