La guerre artistique avec l'Allemagne : l'organisation de la victoire. Marius 1850-1928 Vachon
à3,593millions, par conséquent en progression d’un tiers; mais les importations d’objets fabriqués ont doublé: de832millions, elles ont atteint1,650millions.
Si l’on analyse les chiffres comparatifs des importations et des exportations d’objets fabriqués au point de vue de la nature des marchandises, ce travail apporte la constatation douloureuse que l’augmentation des importations porte particulièrement sur les produits des Industries d’art.
Par exemple, dans l’Orfèvrerie et la Bijouterie, on voit presque quadrupler la quantité des marchandises envoyées en France: près de73millions au lieu de20millions; dans les Ouvrages en peau et en cuir, elle a triplé: 39millions au lieu de13millions; dans la Carrosserie, elle a plus que triplé: 41millions, au lieu de11; la Tabletterie supporte une augmentation de près de moitié, ainsi que la Verrerie et les Cristaux, le Papier, le Carton et les Gravures.
Nos exportations d’objets fabriqués par les Industries d’art sont restées, au cours de la même période, à peu près stationnaires, sauf pour les Modes et Fleurs artificielles qui ont baissé de plus d’un tiers: de117millions à75millions!
Si l’on examine spécialement les chiffres du commerce extérieur de la France avec l’Allemagne, ils ne sont point à notre avantage, dans les trois dernières années précédant la guerre. Les importations allemandes en objets fabriqués ont, de1911à1913, augmenté de100millions, alors que les exportations françaises n’ont progressé que de50millions. Et, à l’analyse de la nature des objets fabriqués en question, l’on remarque que cette progression des exportations françaises porte moins sur des produits des Industries d’art que sur des minerais, des produits chimiques et des matériaux divers, etc. De1912 à1914, l’Allemagne importe en France pour 19millions d’impressions diverses. Sa production annuelle de librairie est de36.000volumes, alors que celle de la France n’est que de9.000!!
L’invasion allemande devenait de plus en plus intense. La statistique du mouvement de la population à Paris, pour l’année1912, nous faisait savoir que le nombre des immigrés teutons était de40.000. Et, dans ce chiffre n’était pas compris celui des Allemands venus en France pour un plus ou moins longtemps, comme touristes, voyageurs de commerce, employés et ouvriers d’occasion, saltimbanques, cheminots, romanichels, etc., dont le plus grand nombre constituaient les cadres et le personnel mobile de l’Organisation, qui enserrait la France, tout entière, dans un réseau immense d’espionnage militaire, industriel et commercial. On peut l’évaluer, sans crainte d’exagération, à plus d’un demi-million d’hommes et de femmes, qui circulaient sans cesse à travers notre pays, les yeux et les oreilles aux aguets de tout ce qui pouvait être utile et opportun pour le Gouvernement allemand à connaître de ce que nous faisions et nous projetions, de ce que nous pensions et disions, dans toutes les branches de l’activité nationale. Le monde de la galanterie plus ou moins dorée, libre ou patentée, se recrutait particulièrement au delà du Rhin, et rendait les mêmes services d’informations que le monde de la domesticité, de même origine, féminine et masculine, professionnelle ou occasionnelle, volontaire ou salariée, de tous degrés, depuis l’institutrice et la dame de compagnie jusqu’au plongeur de vaisselle, et au valet d’écurie, qui travaillaient dans les hôtels, les restaurants, les pensionnats, les fermes, les familles, etc. Et les commis de banque, les employés de commerce, les comptables, qui ne demandaient point d’appointements, sous le prétexte de compléter leur instruction technique et de se perfectionner dans la langue française! Et les vagues journalistes correspondants de journaux étrangers, et les faux étudiants des deux sexes de nos universités parisiennes et provinciales! Et les fils de famille des deux hémisphères, les rastaquouères, les métèques de tous poils, qui sous le masque de fêtards, de sportifs et d’hommes du monde désœuvrés, fréquentaient assidûment les cercles, les champs de courses, les casinos, les stations balnéaires et les plages à la mode, tous faisant amples moissons de confidences, et d’indiscrétions. Le don des langues, le cosmopolitisme, et le goût de l’espionnage sont dans le sang de la race teutonne, entretenus, encouragés, subventionnés aussi bien en haut qu’en bas de l’échelle sociale, par une tradition nationale immémoriale, par un patriotisme spécial surexcité jusqu’à la folie, et par une administration secrète, richement dotée, assurant non seulement excuse et absolution, mais récompense fructueuse, pour des habitudes, des préoccupations et des actes, que, partout ailleurs, réprouvent, blâment, et condamnent, comme tares infamantes, l’opinion publique, la morale sociale, l’éducation familiale, et la loyauté individuelle.
Il n’a rien moins fallu que les révélations stupéfiantes de la guerre au point de vue des détails et des particularités de sa préparation stratégique dans nos provinces de l’Est et du Nord, que l’encombrement des camps de concentration, et les innombrables mises sous séquestre des maisons et des biens de nos ennemis, pour dessiller les yeux aux Français, confiants, naïfs et insouciants, qui, sans des preuves aussi évidentes et aussi multipliées, n’auraient jamais pu croire, spontanément, à une pareille invasion, accomplie avec tant d’audace, d’astuce, de ténacité et d’imagination. Le fameux cheval de Troie qui, dans l’antiquité, fit grand honneur à l’esprit subtil et ingénieux d’Ulysse, n’était qu’un jouet en comparaison des inventions, horrifiques et mirifiques, de l’espionnage allemand, que les siècles futurs tiendront pour légendaires et apocalyptiques.
Paris était ainsi devenu un véritable Emporium allemand, soit une cité artistique, industrielle et commerciale, présentant la plus parfaite et la plus admirable Organisation qui se puisse imaginer.
L’espionnage dans les Industries d’art était porté aux plus hauts degrés à la fois du cynisme, de l’audace et de la flibusterie. Il y avait à Paris des hôtels, tenus par des allemands, qui étaient de véritables officines de cet espionnage, installées avec des ateliers photographiques munis des appareils les plus modernes. A certaines heures de la journée, des courtiers en marchandises apportaient dans ces officines, les modèles nouveaux qu’ils avaient pu obtenir en communication de la naïve confiance des grandes maisons artistiques, avec lesquelles ils étaient en relations; et, en un clin d’œil, ces modèles étaient photographiés, grandeur nature, en relief, et sur toutes les faces. A d’autres heures, c’était un long va-et-vient d’employés subalternes des grands hôtels à la mode qui avaient pu enlever, pendant quelques heures, des pièces d’argenterie achetées récemment, et qui pouvaient présenter un grand intérêt comme spécimens des plus nouvelles créations de telle ou telle maison d’orfèvrerie parisienne, exécutées spécialement pour ces hôtels. A l’une de ces officines était annexé un bureau spécial de renseignements sur les dépôts de brevets au Conservatoire des Arts et Métiers, dirigé par un faux Suédois, qui s’était acquis, dans ce milieu d’espions, un renom particulier par son flair, par son astuce, et par sa mémoire impeccable. Voulait-on savoir, en vue de sa copie ou de sa contrefaçon, si telle pièce nouvelle avait été déposée, on venait se renseigner à ce bureau; et le personnage en question ne se trompait jamais.
Des agents spéciaux étaient chargés de visiter avec le plus grand soin les Salons annuels, les Expositions de concours de fin d’année dans les Écoles d’art décoratifs ou d’art industriel de Paris, et d’y acheter les dessins et les modèles présentant quelque caractère de nouveauté.
On se demande souvent pourquoi l’Allemagne a fait la guerre actuelle pour assurer son hégémonie mondiale? Ne lui aurait-il pas suffi d’attendre patiemment encore quelques années–point longtemps peut-être–pour réaliser parfaitement son rêve orgueilleux, par l’invasion universelle des produits de ses «kolossales» usines; par l’immigration incessante dans tous les pays, même les plus lointains, de ses nationaux, destinés et empressés à lui servir d’incomparables agents d’expansion, d’influence et de propagande; par l’organisation la plus formidable des moyens de convaincre toutes les nations de sa prééminence indiscutée dans tous les domaines de l’activité humaine? L’univers entier, un jour relativement prochain, lui serait tombé naturellement dans les mains comme un fruit-mûr.
Très vraisemblablement, l’orgueil national et l’instinct de rapacité seuls lui ont fait commettre cette erreur de stratégie dans la réalisation finale de ses desseins.