Les casseurs de bois. Michel Corday
au volant. Oppressée, elle préambule:
—Vous allez me trouver bien bête. Promettez-moi que vous ne vous moquerez pas de moi.
Je promets. La grande crainte de Popette, c'est de paraître ridicule. On n'est jamais ridicule, quand on est jolie. Afin que je ne la raille pas, elle prend les devants et se raille elle-même. Elle rit. Elle a l'art de rire et de parler en même temps, comme un ruisseau qui court tout en gazouillant. Et cela lui donne une voix tintante, argentine, où les mots dansent dans le rire:
—Eh bien, voilà. Vous comprenez, je ne veux pas paraître sotte devant eux. Vous êtes mon ami. Dites-moi vite: quelle différence y a-t-il entre un biplan et un monoplan?
Pauvre Popette! Voilà donc ce qui la tourmentait... J'explique de mon mieux, le plus clairement et le plus brièvement possible. Et comme elle reste confuse de n'avoir pas pénétré un si simple mystère, comme elle s'effraie de son ignorance future devant eux, je la rassure:
—Mais vous avez eu parfaitement raison de m'interroger. Il n'y a pas de honte. Bien des gens en savent moins long que vous et n'ont pas votre modestie charmante. Tenez. Je sais un homme très haut placé, très expert en son art, à qui l'on expliqua minutieusement le mécanisme du biplan placé devant ses yeux. Il réfléchit, hocha la tête, ferma les paupières et demanda enfin: «Mais, où est le gaz?»
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III
PREMIER CONTACT
—Racontez-moi Lucien Chatel, ordonne Popette.
Nous sommes tous trois, elle, son frère et moi, incrustés dans les baquets d'une auto de course qui stationne devant les hangars Chatel. Ce sont les seuls sièges que nous ayons trouvés. De temps en temps, Popette se penche et jette un regard inquiet vers les lointaines tribunes où sa maman l'attend. Déjà leur fronton s'illumine de grosses perles électriques qui répandent une clarté crue sur les banquettes désertées. Mais, à aucun prix, Popette ne voudrait manquer le retour des aviateurs.
—Lucien Chatel? Ah! Je vous préviens avant tout que vous ne pouvez pas l'inscrire sur votre liste de prétendants. Il ne peut figurer que dans la catégorie hors concours. Il est marié.
—La veinarde! dit Popette.
—Lucien Chatel, c'est l'homme d'une idée. Il l'a suivie et elle le conduit loin. Sa vie est une ligne droite qui part de rien et qui mène à tout. Son idée, c'est d'être constructeur d'aéroplanes. Vous savez qu'aujourd'hui tous les enfants naissent avec un petit biplan dans la cervelle. Chatel était en avance d'une génération. Et il se trouvait alors presque seul de son espèce. Ses biographes vous diront qu'il a quelque peu flirté avec les Beaux-Arts. Mais l'École des Beaux-Arts a été la couveuse artificielle des premiers hommes-volants. Choper fut peintre et Saquefin sculpteur. Et c'est logique. Car l'aviation nous séduit précisément parce qu'elle est à la fois esthétique et savante. Je reviens à Chatel. Au sortir de la caserne, il dessina de-ci, s'associa de-là. Mais son idée ne le lâchait pas. Et il ouvrit des ateliers d'aviation juste au moment où tout le vieux continent niait l'aviation... C'est vous dire qu'il eut des commencements plutôt abrupts. Aujourd'hui, ses usines de Vincennes emploient trois cents ouvriers et douze appareils de sa marque sont engagés dans la Grande Quinzaine.
—Est-ce qu'il vole? demanda Popette.
—Il a plané. Il a cassé du bois à une époque où ce n'était ni un sport, ni la mode. Ce garçon de trente ans est déjà mort deux fois.
—Comment?
—J'entends qu'on l'a deux fois laissé pour mort. Une première fois il se défonça la poitrine dans les Landes. La seconde fois, au lac Daumesnil, son planeur, remorqué par un canot automobile, resta sous l'eau pendant deux bonnes minutes avec son passager. Un autre y fût resté. Mais Chatel avait son idée: il voulait construire des aéroplanes; donc il fallait vivre. Voyez-vous, il n'y a rien comme une idée pour ressusciter un homme. Et maintenant qu'il a fait ses preuves, il laisse aux autres le soin de fabriquer des allumettes. Ne cherchez pas et n'écarquillez pas vos jolis yeux, Popette. C'est une variante de: casser du bois.
—Il est bien?
Les femmes prêtent à cette magique formule «être bien» un sens si vaste et si fluide, si complexe et si complet, que je n'ose m'aventurer ni répondre fermement. Biaisons.
—Ils sont tous bien, Popette. Vous jugerez vous-même.
—Et au moral?
Au diable Popette et ses questions! Peu lui importe que Chatel ait les qualités et les défauts d'un bel animal de race, qu'il soit à la fois violent et sensible, fougueux et doux, rude et tendre, brusque et bon, qu'il prodigue sa jeunesse au travail sans la refuser au plaisir, bref qu'il ait le cœur sur la main, la tête près du bonnet et le pied près des chausses d'autrui.
Heureusement, un grondement de moteur proche vient interrompre l'interrogatoire. Ce sont eux! La nuit rabat les oiseaux vers le nid. Vite, nous nous arrachons à nos baquets.
Les aéroplanes roulent sur le sol comme d'énormes automobiles ailées. Des hommes maintiennent et guident l'arrière. Pour éviter une allure trop rapide, les pilotes coupent et reprennent leur élan, apaisent et raniment tour à tour le moteur. Derrière eux, dans leur dos, l'hélice tournoyante dessine un cercle de métal, un pavois impalpable et terrible. Et, haut juchés sur leur siège, casqués jusqu'aux oreilles, encadrés des toiles toutes blanches dans la pénombre comme d'autant de bannières, ils font songer à des paladins rentrant de la croisade et dont le bouclier ferait une auréole...
Au passage, je les nomme à Popette:
—Regardez. Celui-là, avec son amusant bonnet d'Auvergnat, son sourire malicieux qui lui creuse deux fines rides précoces au coin des lèvres... C'est Piéril, avant-hier petit sergent, hier mécanicien, aujourd'hui roi de l'altitude...
Popette m'interrompt:
—Marié?
—Ah! dame, oui.
—Encore! s'écrie Popette. Ah! ça, ils sont donc tous mariés?
—Mais non. Mais non. Tenez, en voilà un qui ne l'est pas. Savournin. Celui qui est si joliment cravaté. Le plus galant des cadets de Gascogne. Un Méridional qui gagnait chaque année, en course automobile, le Circuit du Nord.
—Il est bien, juge Popette.
—Je vous le disais, qu'ils étaient tous bien. Tenez, regardez cette juvénile figure qui brille pour ainsi dire dans la nuit, tout illuminée d'extase et de triomphe. C'est Pajou, le Benjamin des aviateurs...
—Celui-là n'est pas marié, au moins?
—Vous ne voudriez pas, Popette! Son papa vient de lui payer un aéroplane pour son bachot!
Cependant le gros cuisinier blanc s'avance au seuil du hangar qui sert de cuisine et de salle à manger. Il crie:
—A table!
Ce que les mécaniciens traduisent en joyeux échos:
—A la croûte! A la croûte!
Une file de bougies fichées dans des bouteilles illumine la longue table. Leurs flammes vacillent dans l'air frais du soir où se mêle la bonne odeur du fricot.
Popette ne se tient pas de joie. Tout l'intéresse et tout l'amuse. Mais soudain elle sursaute. Près d'elle, un svelte jeune homme, vêtu de la cotte et du bourgeron bleus, la casquette houleuse et le pied martelant le sol, harangue énergiquement l'équipe:
—Bon Dieu, qu'est-ce qui m'en a laissé encore un dehors? Mais grouillez-vous donc, tonnerre! Qu'est-ce que vous foutez là, vous autres? Allons, plus vite que ça. Faut qu'on se démène.
Je