Les casseurs de bois. Michel Corday
lui, l'entreprise est capitale. La victoire lui assurerait tout ensemble la gloire universelle et la forte somme. Et ses amis s'y intéressent presque autant que lui. Car ils forment, autour du pilote, une petite association. Piéril apporta le châssis et la voilure, gagnés dans un concours de modèles réduits. Un journaliste, un ingénieur, un banquier se cotisèrent afin d'acheter le moteur. Et, désormais, tous quatre partagent les frais et les gains de chaque campagne.
Aussi les trois associés s'empressent-ils, plus émus en apparence que Piéril lui-même, autour de l'appareil. C'est, tout au fond de la piste, dans l'espace réservé à l'essor des aéroplanes. Le soleil de midi, large épanoui, promet une belle journée. Et toutes les faces brillent d'espoir.
Popette assiste au départ. Au bras de Lucien Chatel et redressant sa petite tête charmante sous la toque de laine, elle a franchi les derniers barrages. Elle foule la terre promise. Et le spectacle des suprêmes préparatifs la passionne et l'absorbe.
Piéril, debout dans l'armature de son appareil, fait son plein d'essence. Ce n'est pas un bidon qu'il emporte, c'est un baril, un tonneau. Condition nécessaire au succès. Car, sauf incident, son vol durera autant que sa provision d'essence. Mais quelle surcharge! Aussi, pour la compenser, Piéril s'allège-t-il autant qu'il peut. Il a quitté souliers, jambières, montre, portefeuille. Ah! dans ces moments-là, les aviateurs deviennent fous. Il y en a qui brossent leurs souliers pour en détacher la boue. Pour un peu, ils se confesseraient, afin de se débarrasser du poids de leurs péchés.
Mais Popette s'intéresse à Mme Piéril presque autant qu'au pilote lui-même. Elle l'admire, elle l'envie. Ah! la brave petite compagne, accorte, éveillée, ronde et potelée comme une fine caille de vigne. Que c'est crâne, et courageux, de suivre son mari tout au long de l'épreuve, de darder, de projeter ses vœux et son énergie vers le petit point blanc suspendu dans le ciel...
On élance l'hélice. Le bruit du moteur éclate et ronfle. Des hommes, dont le bourgeron claque au vent, s'agrippent à la cellule arrière. Piéril lève la main. Il s'ébranle.
Mais s'enlèvera-t-il? Tout est là. Une fois qu'il aura quitté la terre, il ne retombera plus. Même, au fur et à mesure qu'il consommera son essence, il s'allègera et n'en marchera que mieux. La casquette de Lucien Chatel tangue sur son front agité. Généralement, quand ses appareils jouent une grosse partie, il se terre et va cacher son émotion dans quelque coin ignoré.
L'aéroplane de Piéril roule sur le sol, où ses pneus creusent un sillon. Comme il est lourd! Et tous les cœurs, au fond des poitrines, sont aussi lourds que lui.
Enfin, il se décolle! Le voilà parti. Ah! maintenant, il va pouvoir rester des heures en l'air, toute la journée... C'est la victoire avec ses lauriers et ses fruits d'or.
On respire. Les gorges se débrident, les visages s'éclairent. Popette observe Mme Piéril, toute droite, la bouche entr'ouverte, le souffle court et la lèvre sèche. Pour un peu, Popette irait lui prendre les mains, à la brave petite femme, afin de mieux communier dans la joie. Lucien Chatel s'est éclipsé. Quant aux associés de Piéril, ils ne quittent pas des yeux le grand oiseau blanc qui lentement s'élève, leur espoir ailé.
Mais que se passe t-il? Un monoplan, rentrant au port, arrive droit sur le biplan de Piéril. Il le domine et fond sur lui. On croit assister à l'effroyable bataille des deux écoles rivales. Tous deux marchant à soixante à l'heure. Sûrement ils vont se pulvériser, s'anéantir...
Non. Piéril a vu. De deux dangers, il choisit le moindre. Et comme un homme menacé de recevoir un bolide sur la tête serre les épaules et tend le dos, il se rabat au sol. Son appareil le touche et s'y accroche.
Sera-ce l'accident? Pendant un interminable instant, on espère encore. Puis c'est le stupide écrasement, l'énorme et jolie architecture aérienne, si rigide, si tendue, qui s'écroule et s'aplatit.
Au même pas de course, dans la même angoisse, les amis de l'aviateur s'élancent vers lui. Le souvenir des chutes tragiques traverse les mémoires. Si Piéril était pris sous le moteur? Popette suit Mme Piéril. Ah! les atroces minutes pour la brave petite femme!... Et Popette, tout en courant, balbutie, sans bien savoir ce qu'elle dit:
—Il n'a rien, n'est-ce pas, madame, il n'a rien?
En effet, il n'a rien. On le voit se dégager de l'amas de débris. On l'entoure. En chaussettes dans l'herbe humide, il se croise les bras, furieux contre le maladroit qui le contraignit d'atterrir et désolé de la partie perdue. C'est fini, maintenant, il n'aura pas le prix de la Durée. Choper le gardera. Que d'espoirs, de projets, soudain réduits en miettes!... Ses associés consternés contemplent et mesurent le désastre...
Mais Mme Piéril a rejoint son mari. D'un seul regard, elle l'enveloppe, l'examine:
—Tu n'es pas blessé?
—Mais non, mais non.
Ah! dans ce moment-là, le reste lui est bien égal, à elle, le prix de la Durée, et la victoire, et lauriers, et les fruits d'or. Penser qu'il aurait pu se tuer... Pourtant, il a du chagrin, son homme. Alors elle l'entraîne un peu à l'écart et, sans souci des photographes et du cinéma, lui jette un bras autour du cou, se hausse, l'attire et lui plante un gros baiser sur la joue.
Popette m'a saisi la main. Ses beaux yeux bruns sont humides. Et, de sa voix rapide qui tremble et rit:
—Vous avez vu?... Vous avez vu?... Voilà à quoi ça sert, d'être la femme d'un aviateur. Ah! ce que c'est chic, de pouvoir consoler un homme rien qu'en lui tendant le bec... 42
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VI
DÉJEUNER AU HANGAR
Midi. Trente couverts s'alignent aux deux côtés de la longue table dressée sous le hangar. Mme Chatel n'accompagnant pas son mari, il n'y a pas, parmi les convives, d'autre femme que celle de l'ingénieur Letipe. Aussi, quand Chatel l'invite à s'asseoir près de lui sur le banc, Popette se sent-elle très intimidée, sous son petit air crâne. Deux femmes pour vingt-huit hommes, c'est impressionnant.
Et puis, le décor est si nouveau. Cette halle aux murs de bois, ouverte d'un côté sur le jour cru de la piste et cachant de l'autre, dans ses profondeurs sombres, mille sujets hétéroclites: des couchettes, un moteur et des morceaux d'aéroplane, des caisses et des sacs de provision, des barils. Et ces cuisiniers qui s'agitent devant leurs fourneaux, dans un grand bruit de casseroles et de friture.
Elle a beau se répéter qu'elle n'est pas seule, que son petit frère Loulou est assis à ses côtés, Popette est un peu dépaysée, perdue: Elle regrette presque d'avoir accepté l'invitation de Chatel. Mais, dame, elle a voulu voir de près des aviateurs. Et, à ce point de vue-là, elle est servie. Ils sont trois, attablés devant elle: Savournin, Pajou, Lerenard. Et qui plus est, trois célibataires.
A leur suite, s'alignent les mécaniciens, ajusteurs, monteurs, toute l'équipe. Sans compter quelques transfuges des maisons voisines que Chatel accueille généreusement. Est-ce la présence de cette jolie petite femme inconnue? Est-ce plutôt la faim aiguë de gaillards qui ont trotté toute la matinée derrière les appareils? Quoi qu'il en soit, le repas commence dans le recueillement, dans un silence actif où l'on entend cette réflexion, coulée à mi-voix par un ouvrier: «Si on avait tous une sonnette au menton, quel carillon!»
Mais Savournin ne sait pas rester longtemps muet ni grave. Rien ne peut ternir sa fine gaîté. Toute sa face rase, ouverte et franche, respire la belle humeur: ses yeux bleus, d'une eau scintillante et claire; ses dents éclatantes, d'une fraîcheur, d'une pureté enfantine, et dont son rire fréquent ouvre tout grand l'écrin. Jusqu'à sa cravate, qui lui ressemble et le complète, désinvolte, coquette, envolée aux deux pointes, en ailes d'oiseau.
Évoque-t-il l'aventure d'auto où