La 628-E8. Octave Mirbeau
Et maligne... maligne!... Vous comprenez?... toute seule à son âge... Alors, je l'ai mise là... on la soigne bien... elle est heureuse...
Puis:
—Monsieur a été bon pour moi... Je remercie bien monsieur... Vrai!... monsieur est un bon garçon...
Il ajouta, après avoir vérifié son graisseur:
—Si monsieur a faim, nous pouvons aller déjeuner à Amboise... C'est à dix minutes d'ici...
En traversant le village, lentement, il reconnaissait les maisons... appelait les gens.
—Tiens!... C'est Prosper... Bonjour, Prosper!... Voilà la forge du père... Maintenant, c'est un café... Tenez, monsieur. À Tivoli... oui, c'est là qu'elle était... Eh bien, mon vieux Vazeilles... tu en as un fameux coup de soleil... Ça, c'est mon oncle... ce petit gros, devant l'épicier... Bonjour, mon oncle!...
Ému et glorieux, il se dressait, se carrait dans l'automobile.
Lorsque nous eûmes dépassé la dernière maison, il se retourna vers moi, et me dit «en donnant ses gaz»:
—Joli patelin, n'est-ce pas?... Il n'a pas changé...
Ce mois-là, en examinant son livre, je constatai, sans trop de surprise et sans la moindre irritation, que le bon Brossette avait largement rattrapé les quarante francs donnés à sa mère. Je dois dire, à son honneur, qu'il y avait eu lutte. Des surcharges toutes fraîches indiquaient visiblement qu'il ne s'était décidé que tard, à cette restitution... Je lui en sus gré. Mais l'habitude avait été plus forte que la reconnaissance... Une fois de plus, son intérêt triomphait de son émotion. Après tout, n'avait-il pas raison?... Tout ça, n'est-ce pas? c'est des histoires de riches...
Brave Brossette!...
Frontières.
Ce n'est pas sans appréhension que, par un beau matin d'avril 1905, nous démarrâmes, mes amis et moi, sur notre merveilleuse, ardente et souple C.-G.-V.
Pas très loin de Saint-Quentin, où nous devions faire le petit pèlerinage obligatoire aux pastels de Latour, on nous jeta des pierres... À La Capelle, des gendarmes, embusqués derrière des verres d'absinthe, dans un cabaret, nous arrêtèrent et réclamèrent les papiers de la voiture, avec des airs menaçants. Après une discussion interminable où, une fois de plus, j'admirai la belle tenue, le beau langage, l'impeccable logique des autorités françaises, deux contraventions, en dépit de la verve de Brossette, nous furent dressées, la première pour excès de vitesse, la deuxième parce que le numéro, à l'arrière, le 628-E8, avait, sur la route, recueilli un peu de poussière qui le cachait en partie. Il faut bien que les gendarmes égayent un peu leurs mornes stations dans les cafés... Comme nous arrivions à Givet, place forte élevée contre les incursions des Belges, un gamin, du haut d'un talus, fit rouler, sous les roues de la voiture, une grosse bille de bois, qui nous obligea, pour l'éviter, à un dangereux dérapage...
Et nous étions en France, dans la douce France, la France du progrès, de la générosité et de l'esprit! Prémices réconfortantes! Qu'allait-il advenir de nous, en Hollande, pensaient mes amis, et surtout en Allemagne, où il est reconnu, par les plus doctes historiens de La Patrie, que les êtres informes qui peuplent ces deux pays, ne sont encore que des sauvages?...
J'avais beau les rassurer... Ils n'étaient pas si tranquilles.
On leur avait dit:
—Ah! vous allez en avoir des embêtements!... En Hollande, les Bataves vous regardent comme des bêtes curieuses et malfaisantes, s'ameutent, s'excitent, dressent des embûches... Et c'est la culbute dans le canal... Pour l'Allemagne, c'est un pays encore plus dangereux... Rappelez-vous la guerre de 70... Ce qui va vous arriver... c'est effrayant!
On leur avait conté de terrifiantes anecdotes sur l'hostilité des populations, l'implacable rigueur des règlements, la tyrannie sanguinaire des autorités... Il semblait qu'il fût plus facile et moins périlleux de pénétrer à la Mecque, à Péterhof ou à Lhassa, qu'à Cologne et à Essen...
—Et les routes!... Quelque chose d'affreusement préhistorique... Pas de vicinalités, dans ces pays-là... pas de ponts et chaussées!... Admettons, pour un instant, que les populations ne vous massacrent point; que vous sortiez, à peu près intacts, votre automobile et vous, des griffes de l'autorité... jamais vous ne sortirez de ces routes-là... Des cloaques,... des fondrières,... des abîmes... L'accident certain,... la prison probable,... la mort possible... Voilà ce qui vous attend... Mais vous ne connaissez pas les Allemands. Tenez, pendant la guerre, nous avons dû loger, à la campagne, un escadron de uhlans... Savez-vous ce qu'ils faisaient?... Ils mangeaient le cambouis de nos voitures... Mais oui... tel est ce peuple, mon cher...
Si bien qu'ils avaient hésité longtemps à m'accompagner, dans ce voyage, qui, pour toutes sortes de raisons, leur tenait à cœur... Aussi, avant de partir, s'étaient-ils munis copieusement de toutes les recommandations politiques, diplomatiques, militaires et douanières... Nous avions un portefeuille bourré de certificats, d'attestations, et d'admirables lettres d'une très belle écriture, ornées de cachets rouges imposants. Les papiers hollandais disaient: «Nous prions les autorités, etc.» Les papiers allemands disaient: «Ordre est donné aux autorités.» Il y a avait là une nuance plutôt rassurante... Mais, le moment venu de les mettre à l'épreuve, qu'allaient-ils peser, devant tant de barbarie?...
La douane allemande.
Ce qui nous arriva, quand nous franchîmes la frontière allemande, à Elten...
Nous venions de passer un mois merveilleux, un mois enchanté, en Hollande, dans la douce et claire Hollande, encore tout émus de ses paysages de ciel et d'eau, de ses villes penchées, de ses musées. Il ne nous était rien arrivé de fâcheux, au contraire. Ici un accueil réservé et, au fond, bienveillant; là, une hospitalité enthousiaste. Même en Frise, où une automobile est une bête presque inconnue, où la curiosité hollandaise se montre parfois gênante, nous n'avions suscité qu'une sorte d'étonnement respectueux... Du moins, cet étonnement, c'est ainsi que je me plus à le qualifier... Quand on file sur les routes frisonnes, on voit, à chaque minute, passer des hommes au visage placide, qui mènent ces admirables chevaux, dont la peinture hollandaise consacre les belles formes rondes, de ces chevaux très noirs, à la haute encolure, à la robe luisante, qui s'accordent si bien avec le paysage et décorent nos corbillards parisiens avec tant de majesté... Ils s'arrêtaient pour nous considérer, laissant s'emballer leurs bêtes surprises... Je garde le souvenir de celui que nous fîmes, en cornant, se retourner de loin, et qui, sans plus se soucier de son cheval parti et galopant, à fond de train, dans le polder, demeura pétrifié d'admiration, immobile au bord de la route, son chapeau à la main...
Je me rappelais aussi qu'à Edam, ayant laissé l'automobile à la garde de Brossette, pour prendre le coche d'eau qui mène à Volendam, nous avions été entourés, subitement, par les habitants de tout le village... Il y avait là de jolies filles souriantes, parées de bijoux et de dentelles; il y avait surtout des hommes, dont l'aspect nous inquiéta. Ces colosses, calmes et rasés, très beaux sous leurs bonnets de peau de mouton et dans leurs amples culottes bouffantes, me faisaient penser à ces paysans héros, leurs ancêtres, qui boutèrent, hors de leur République, notre bouillant Louis XIV, ses fringantes cavaleries, ses infanteries si bien dressées, ses cuisines et ses dames, non sans garder quelques bannières et drapeaux, et quelques canons historiés. Et je m'imaginai qu'ils examinèrent ces trophées du même regard fier et conquérant dont leurs descendants examinaient notre machine... À notre retour de Volendam, j'appris de Brossette, qu'il avait été traité royalement et que ces braves gens lui avaient offert un banquet.
—Seulement, expliqua Brossette,... j'ai dû en promener quelques-uns,... les notables de l'endroit,... et y aller d'une conférence sur le mécanisme...
—Vous savez donc le hollandais? lui demandai-je...
—Non, monsieur... Mais il y a les gestes... C'est égal... ce sont des types, vous savez!... Et je ne m'y fierais pas...
Oui,