La 628-E8. Octave Mirbeau

La 628-E8 - Octave  Mirbeau


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pas l'âme chimérique de M. Déroulède, pour, d'un geste, rayer à jamais de la carte du monde ce barbare pays!

      Nous arrivâmes, venant d'Arnheim, vers quatre heures de l'après-midi, à Elten. Je cherchai longtemps où pouvait bien être la douane... On m'indiqua un petit bâtiment, modeste et familial, que nous eûmes la surprise de trouver vide... Je heurtai les portes et appelai vainement, plusieurs fois... À grand'peine, je finis par découvrir une bonne femme, assise, dans le coin d'une pièce, et qui reprisait pacifiquement des bas... Elle avait de larges lunettes, un visage vénérable et très doux. Elle était sourde. Près d'elle, un chat jaune dormait, roulé en boule sur un vieux coussin... Un pot de terre chantait sur la grille d'un fourneau. J'eus beau inspecter la pièce, pas le moindre appareil de force, nulle part... pas de râtelier avec sa rangée de fusils,... nul casque à pointe,... pas même un portrait de l'Empereur Guillaume, aux murs... Je crus que je m'étais trompé. Avec beaucoup de difficultés, je mis la bonne femme au fait de ce qui m'amenait.

      —Oui... oui, fit-elle, en se levant pesamment... c'est bien ici...

      Elle posa ses lunettes et son ouvrage sur une table encombrée de paperasses, de registres, de livres à souche. Le chat réveillé s'étira voluptueusement... Elle dit en souriant:

      —Un beau temps pour voyager... Na!... Venez avec moi... C'est à deux pas...

      Nous traversâmes la rue. Elle me fît entrer dans un cabaret où un gros homme, très rouge de figure et très court de cuisses, fumait sa grande pipe, assis devant une chope de bière... Quoiqu'il fût tout seul, il semblait s'amuser extraordinairement. Peut-être songeait-il à nos défaites, à ses victoires? Car, à quoi peuvent bien songer les Allemands?—La femme lui dit quelques mots.

      —Ah! ah! fit le gros homme... Très bien... très bien! Nous allons voir ça...

      Je remarquai alors qu'il était coiffé, assez comiquement, d'une casquette anglaise, qui lui collait au crâne, et que ses vêtements, déteints, ne rappelaient l'uniforme que par deux ou trois boutons de cuivre et par un liséré, où le rouge ancien reparaissait, çà et là, à de longs intervalles... Nous sortîmes.

      Il tourna autour de la voiture, l'examina avec une curiosité réjouie... Brossette le suivait, prêt à ouvrir les coffres à la première réquisition... Moi, j'extrayais de ma poche le fameux portefeuille... Et tel fut le dialogue qui s'engagea entre un citoyen français et un douanier allemand:

      —Ça va bien, hein?

      —Assez bien...

      —Ça va vite?

      —Assez vite, oui.

      —Trente kilomètres?

      —Oh! Plus... plus...

      —Sacristi!... C'est joli... c'est joli...

      Il passa la main sur la poire de la trompe, gonfla ses joues, souffla:

      —Beuh? Beuh?....

      —Oui...

      —C'est joli... Et vous allez à Krefeld?

      —Non... à Düsseldorf...

      —À Düsseldorf?... Sapristi!... Alors, dépêchez-vous... Houp!... Houp!... Houp!

      Il me frappa amicalement sur l'épaule:

      —Français, hein?...

      —Oui...

      Il me serra fortement la main, et, m'indiquant la route:

      —Düsseldorf... la première à droite... À Emmerich, vous passez le Rhin, sur le bac... Houp! Houp!

      Je demandai:

      —La route est mauvaise, hein?

      —Mauvaise?... C'est comme du parquet ciré... Houp!

      Avant de virer, selon les indications du douanier, je me retournai... Je le vis planté au milieu de la route, qui agitait en l'air sa casquette, en signe de bon voyage.

      Nous fûmes longtemps à revenir de notre étonnement.

      —Ça doit cacher quelque chose de terrible, dit l'un de nous... Attention, Brossette... Et pas si vite!

      C'est ainsi que nous entrâmes en Allemagne.

      Vers Rocroy.

      Pour l'instant, nous n'avons même pas franchi la frontière belge, et nous roulons toujours vers Givet.

      Première journée désagréable.

      Après Compiègne, le vent s'était levé brusquement, un vent du nord, âpre et dur, qui gênait beaucoup notre marche, et faisait tournoyer vers nous, sur la route, de petits cyclones de poussière... Tant que nous eûmes à longer l'Oise, à la quitter pour la retrouver ensuite, avec la fraîcheur de sa vallée, la surprise de ses ports charmants, et le mouvement de sa batellerie, cela alla très bien. Mais au-delà de Saint-Quentin, où notre patriotisme se contenta d'admirer Latour et ne songea pas une minute, hélas! à donner le moindre souvenir à M. Anatole de la Forge, le paysage devint morose. Nous aussi. Presque rien que des champs de betteraves, à peine ensemencés... Il semblait que la campagne se fripât, se ratatinât, se décolorât, sous la sécheresse du vent... Elle était laide à voir, comme une chambre dont on n'a pas fait la toilette depuis longtemps... Peu de villages, pas de villes, sauf Guise qui ne me parut pas être l'Eldorado industriel, célébré par le bon Fournière et créé par le bon Godin. De loin en loin, des hameaux endormis, des fermes ensommeillées; ici, une pauvre briqueterie; là, une distillerie abandonnée... et la route, la route monotone, inactive, presque déserte. Nous ne rencontrâmes guère que ces hautes et lourdes voitures de liquoristes, qui s'en allaient, dans un bruit de bouteilles secouées, porter aux rares humains de ces régions la tristesse, la maladie et la mort.

      Moins un pays travaille, et plus l'on dirait qu'on rencontre de ces assommoirs ambulants. Cela tient, sans doute, à ce qu'on ne rencontre qu'eux.

      Je remarquai que presque tous les vieux châteaux sont désertés... Ils ne nourrissaient plus leur homme. Quelques-uns servent, pour les pauvres gens, de sanatoria, ou de colonies de vacances; ils sont revenus au peuple, et c'est ce qu'ils avaient de mieux à faire. Les autres tombent en ruine et meurent dans leur cercle de ronces. Personne n'en veut plus. Le temps est dur à l'oisiveté des hobereaux. Les jours de marché, et le dimanche, à l'heure de la messe, on les voit encore se pavaner à la ville, avec des culottes de velours usé, des cravaches, des bottes, des éperons qu'ils font toujours sonner fièrement sur les trottoirs. Mais ils n'ont plus de cheval, car l'avoine est chère; et ils n'ont plus rien, car, pour avoir quelque chose, il faut le gagner au travail. Ils se contentent de ces simulacres de luxe et de chic, où ils trouvent encore de quoi alimenter leur orgueil déchu, et leur foi chimérique... Heureux pourtant, quand, au retour de la foire, sur la route, ils rencontrent un paysan qui consent à les ramener, chez eux, dans sa carriole, avec son porc!... Je parle surtout de la Bretagne, du Perche, du Nivernais, où il y a encore des châteaux, plus sales que des porcheries, habités par des hobereaux, plus dénués que des mendiants... Mais ici il semble qu'il n'y ait même plus de hobereaux, retournés avec leurs cravaches, leurs éperons, leur Roi et leur Dieu, dans le grand tout du passé.

      Quelquefois, sur une hauteur, se dresse encore un château tout neuf, de brique et de pierre, avec des tours, des tourelles, des créneaux. Soyez sûr qu'il appartient à un cordonnier heureux, à un épicier enrichi, parvenus enfin à réaliser le rêve anachronique et seigneurial, qui hanta leur esprit de prolétaire..

      Une ville morte.

      Rocroy, nom sonore qui semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.

      J'ai vu bien des villes mortes,—elles ne sont pas rares en France,—mais d'aussi mortes que Rocroy, il n'est pas possible qu'il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroy est plus qu'une ville morte, c'est un cimetière; plus qu'un cimetière, c'est le cimetière d'un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L'administration des ponts et chaussées


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