Madeleine, jeune femme. Boylesve René

Madeleine, jeune femme - Boylesve René


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mari était sur les épines parce que nous étions là groupés avec les Du Toit qui, dans la maison, se trouvaient momentanément en disgrâce. Aussi s'efforçait-il, autant que possible, de lancer quelques mots par-dessus la tête des Du Toit, afin de prouver qu'il ne s'enfermait point dans leur compagnie, des mots que l'on pût même interpréter comme une demande de secours; et on lui en envoyait en retour qui produisaient un effet baroque par leur réalisme concret au milieu des propos déliés, érudits, moraux ou spirituels de M. Du Toit ou de M. Juillet. Je me souviens par exemple que la conversation, autour de nous, roulant sur ce sujet: «Quel est le plus précieux des biens?» et quelqu'un ayant dit: «L'espérance», M. Juillet nous citait le texte d'une bien belle inscription latine, recueillie par lui sur une dalle d'église: «Hic, in diem resurrectionis reservantur animae...» c'est-à-dire: «Ici sont réservées, pour le jour de la résurrection, les âmes d'un tel... etc.» et il nous faisait frissonner en nous soulignant la grandeur de cette expression qui tue l'horreur de la mort en nous imprégnant de la certitude d'un jour à venir, lorsqu'un mot, qui mettait en liesse la table voisine, dévasta comme une trombe la sereine image qui nous charmait. Il s'agissait d'un trou au maillot de madame de Lestaffet; il y avait eu, paraît-il, un trou au maillot de madame de Lestaffet; quelques témoins le décelaient; madame de Lestaffet l'avouait; et M. Chauffin improvisait déjà un couplet pour la revue prochaine, sur le trou au maillot de madame de Lestaffet. Cela ne prouve ni qu'il fût mauvais de s'égayer du trou au maillot de madame de Lestaffet, ni qu'il n'y ait place légitime pour des plaisirs différents de celui qu'on éprouve à déchiffrer de belles épitaphes! Mais ce choc demeura pour moi inoubliable parce que, m'étant tournée vers mon mari pour lui dire: «Est-ce beau, ces âmes qui ne sont point considérées comme mortes, mais comme mises de côté, provisoirement, dans l'attente d'un grand jour!... Et quel langage!...» Je vis que si mon mari jugeait le «trou au maillot» d'un goût médiocre, il n'avait pourtant aucunement compris la sublimité du langage chrétien...

      Toute troublée encore de ce petit incident, je me tenais tapie, silencieuse, un peu fatiguée, dans le coin du fiacre qui nous ramenait rue de Courcelles. Mon mari me dit:

      —Eh bien! c'était, ma foi, très réussi...

      —Certainement.

      —Vous êtes-vous amusée, au moins?

      —Les Du Toit ne m'ont pas déplu...

      —Ah!... les Du Toit, dit-il.

      Puis il réfléchit un moment pour ajouter:

      —Ils sont un peu ternes...

      —Je ne trouve pas. Ce sont des gens qui savent beaucoup de choses, qui pensent à quelque chose; ils ont des idées, des sentiments...

      —Ce sont de belles âmes! dit mon mari.

      Je fus bien choquée; mon cœur palpitait; une force vive en moi se révoltait. Je demandai avec un certain effarement:

      —Il est donc ridicule d'avoir une belle âme?

      Il me dit, avec hésitation, parce qu'il était toujours très embarrassé pour exprimer des sujets d'ordre moral:

      —C'est une question de milieu... Chez les Voulasne...

      —Eh bien! fis-je un peu vivement, chez les Voulasne, est-ce que vous croyez que moi-même j'aie l'âme de madame de Lestaffet, ou de madame Kulm, ou de monsieur Chauffin?... est-ce que vous seriez satisfait que l'on fît des couplets sur le maillot de votre femme?... sur son maillot crevé?...

      —J'en mourrais de honte! dit-il, ah! pour cela non, cela n'est pas dans mon caractère!...

      Je voyais qu'il était sincère et que cette idée le faisait bondir. C'était une de celles auxquelles il devait toujours être le plus sensible: il n'eût jamais supporté que la tenue de sa femme fût prise en défaut.

      —Madame Kulm, repris-je, madame de Lestaffet, voilà donc le genre de femmes qui s'harmonise au milieu Voulasne?...

      Il était très ennuyé de l'effort que je lui demandais pour raisonner là-dessus. Il n'était pas accoutumé à cela; il n'y avait jamais songé. Il me dit simplement:

      —La plupart des hommes que vous avez vus là, ce sont des hommes qui ont travaillé tout le jour: ils demandent à se distraire...

      A mon tour de ne savoir que dire. Mais je pensais à mon père, autrefois, qui avait aussi travaillé tout le jour, préparé ou prononcé de grandes plaidoiries, présidé des conseils d'administration, ou composé tout un journal, et qui, le soir, ne songeait à se distraire que par de si belles causeries avec son beau-père, grand travailleur lui-même, ou avec ces messieurs de la ville, dont la distraction, à eux, était de l'entendre parler ou lire, et lire uniquement les plus beaux livres. Ah! il ne s'agissait pas de gaudrioles avec lui, et pourtant il savait rire et savait faire rire!... Enfin, je pensais à ce M. Du Toit qui devait avoir de même beaucoup à travailler, et à ce M. Juillet, agrégé, et qui venait de passer sa thèse de doctorat... Je les citai à mon mari comme exemples de gens très occupés, et qui devaient certainement exiger un choix dans leurs distractions.

      —Monsieur Du Toit, passe encore!... Quant au neveu, pédanterie à part, il est pareil à beaucoup, je suppose...

      Cela me fit mal, d'entendre parler ainsi d'un homme dont la qualité d'esprit m'avait tenue durant une heure en haleine. Je l'avais vu cultivé et grave, ce M. Juillet, sans le trouver pédant; et je l'avais entendu rire et presque gaminer avec Pipette, par exemple. J'eus le très grand tort de dire:

      —Enfin, vos Voulasne, ils sont très gentils, oui, mais voilà presque deux mois que nous les fréquentons, et deux ou trois fois par semaine, n'est-ce pas? Eh bien! je n'ai pas entendu encore, ni d'eux ni de leur entourage, un seul mot qui les place au-dessus... mettons: de votre homme de peine, qui fréquente lui aussi, le dimanche, les cafés-concerts, les mêmes ou peu s'en faut, et chantonne pour ma femme de chambre, en frottant le parquet, les mêmes insanités dont vos cousins et leurs amis se délectent!...

      Nous atteignions la maison; mon mari descendit de voiture, m'aida à mettre pied à terre et ne m'adressa pas la parole dans l'escalier. Une fois dans l'appartement, et le verrou tiré, il me dit:

      —Madeleine, je serais désolé que vous vous abandonniez à un sentiment d'aigreur contre un genre de vie qui vous déconcerte, je n'en suis pas trop étonné; mais tout doit vous déconcerter un peu, parce que vous arrivez de Chinon, ne l'oublions pas. Patientez, que diable!...

      Ma grand'mère m'avait fait jurer solennellement de ne jamais laisser la moindre difficulté entre mon futur mari et moi se traduire par des paroles. Elle m'avait dit: «Des sujets de mécontentement, mon enfant, il en naît, c'est inévitable, et dans les ménages les plus unis; mais évite à tout prix qu'ils soient confirmés par des paroles: tant que rien n'a été dit, tout peut être oublié; mais les mots prononcés, ce sont des marques au fer rouge.»

      Peut-être en avais-je trop dit déjà! car les paroles que mon mari répondait à ma plainte faisaient l'effet, sur mon épiderme, d'un fer déjà bien chaud!... C'était une leçon adressée à mon inexpérience, un avertissement pour l'avenir, et, sur un ton volontairement modéré, une sommation de ne franchir sous aucun prétexte certaine borne. La maison des Voulasne, c'était notre fonds.

      Ah! si je n'avais pas été dressée, comme je l'ai été, par ma famille et mon couvent, ma vie conjugale était de ce jour-là flambée! On me dira, et il n'a pas manqué de gens pour me dire: «Mais si vous n'aviez pas subi l'éducation qui fut la vôtre, peut-être vous fussiez-vous beaucoup plu chez les Voulasne?...» Ah! bien, alors je ne regrette pas mon éducation et ses conséquences.

       Table des matières

      Le dimanche, mon mari, pour m'être agréable, m'accompagnait à la messe de la petite église Saint-François-de-Sales, à quatre pas de chez nous:


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