Madeleine, jeune femme. Boylesve René
parmi nous.
Les Voulasne, eux, eux seuls, en tout cela, s'amusaient franchement et s'amusaient en toute innocence. Pour eux, point de soucis d'affaires, nulle ambition, pas davantage de coquetterie, de flirts, ni de vice non plus à satisfaire. Cousins entre eux, ils avaient joué l'un avec l'autre depuis l'enfance. C'étaient des gens, lui comme elle, dont les parents avaient, de longue date, amassé une fortune par le vieux procédé français du bas de laine, sans laisser soupçonner autour d'eux qu'ils pussent être autres que de petits rentiers vivant convenablement, rue de Turenne, dans le vieux quartier du Marais, sur un budget annuel qui ne dépassait pas dix mille francs. Et ils fussent demeurés là, toute leur vie, c'est probable, sans relations que quelques vieux amis de famille, dont étaient les Du Toit, si M. Chauffin ne leur eût démontré un beau jour, de connivence avec Grajat, qu'ils pourraient être logés dans un hôtel, et dans le plus riche quartier futur de Paris, tout en faisant une magnifique opération, le prix du terrain devant tripler en dix ans, et l'hôtel, tout construit, à demi meublé, étant laissé par-dessus compte. Aussitôt transplantés, installés et guidés par Chauffin ami des plaisirs, ces bonnes gens avaient ouvert les yeux à la vie comme des enfants à leur premier voyage. Changé le quartier, changée l'habitation, changés les témoins ordinaires de leur petite existence, et, surtout, décédés les derniers parents ascendants, il n'avait pas fallu plus de cinq ou six ans pour que le ménage adoptât le train de vie qui aujourd'hui était le sien. Tous deux, d'un naturel enjoué, heureux, un peu puéril, avaient lâché leurs anciens jeux, comme un gamin qu'on met dans une pension nouvelle, et ils appartenaient dorénavant à qui saurait leur indiquer de nouvelles façons de se divertir. Plus que personne, ils étaient disposés à se laisser éblouir par tout ce qui prenait un air de fête; et, sans profession, sans soucis, ils se croyaient, eux, perpétuellement à la fête, rien qu'à la fête, tout entiers à la fête. Ah! que leur façon d'y prendre part et de n'en voir, en bon public, que la face agréable et bonne, était touchante! Je commençais à leur rendre justice. C'étaient vraiment d'excellentes gens.
Lors d'un certain dîner chez les Kulm, on vit pour la première fois, je m'en souviens, une ombre ternir le front des excellents Voulasne. Et la chose était si insolite qu'elle ne put passer inaperçue de personne. Nous en savions la cause; d'autres la devinèrent. Leur fille, Isabelle, contrariée dans son amour pour Albéric Du Toit, menaçait de faire une maladie, sinon pis. Elle refusait de boire et de manger; refusait réunions, parties de plaisir; refusait de s'habiller; refusait même de quitter le lit; elle faisait grève. Les parents, dénués totalement d'autorité, n'ayant jamais accompli un acte de répression, et gâtés par la facilité des relations de parents à enfants tant qu'il ne s'agit entre eux que de plaisirs et tant que les plaisirs sont des jeux, se montraient plus décontenancés que si leur fille se fût compromise. Les bons Voulasne, qui ne croyaient certainement appliquer aucun principe à la vie, étaient en proie à un courroux tout pareil à celui de ma grand'mère Coëffeteau, lorsque je m'étais avisée, moi, d'aimer un jeune homme sans son assentiment: ils obéissaient, comme tout le monde, à de vieilles idées, et entre autres à celle qui veut que l'autorité s'exerce de haut en bas. Cet ordre étant détruit, si près d'eux, ils ne comprenaient plus rien à rien, donnaient leur langue au chat. Henriette hochait la tête, à tout propos, comme si, des jours à venir, pas un ne fût plus fait pour elle; Gustave, morne et boudeur, en voulait à tous de son désagrément domestique, comme un grand gamin qu'il était; et ce qui l'affectait, je crois, davantage, c'était que sa femme avait décidé, pour éloigner Isabelle des Du Toit, de partir pour le Midi, précipitamment, devançant la saison et le groupe d'amis qui servaient à y tuer le temps en leur compagnie. Il y avait, en outre, en perspective, un «dîner de têtes» chez les Baillé-Calixte, pour le Mardi Gras. Gustave eût consenti à tout mariage d'Isabelle qui lui eût permis, à lui, de ne pas quitter Paris demain et de préparer sa «tête» pour le prochain carnaval. Mais Henriette essayait de lui faire entendre que ce n'était pas un gai dîner qu'il manquerait, une fois uni aux Du Toit, mais dix, mais vingt dîners, car ils étaient gens à vous accommoder subrepticement à l'eau bénite, témoin Isabelle, en quelques mois rendue par eux, même à distance, méconnaissable...
J'étais, quant à moi, fort embarrassée, parce qu'Henriette non seulement m'autorisait à lui parler de son ennui, mais me comblait de ses confidences. Ce mariage n'était pas, évidemment, de ceux qu'on juge tout indiqués, étant donnée la dissemblance des mœurs dans l'une et dans l'autre famille; mais enfin, Isabelle était amoureuse... Je ne pouvais me défendre d'en souhaiter la réalisation, personnellement, puisque les Du Toit me plaisaient et puisque j'eusse donné beaucoup pour que leur influence balançât celle des Kulm, des Lestaffet, et des Grajat et Cie. Mon mari, lui, flattait sans vergogne les désirs de ses cousins. Madame Baillé-Calixte trouva moyen d'être initiée aux chuchoteries. On s'aperçut que les Kulm et les Lestaffet savaient tout. Puisqu'il en était ainsi, pourquoi ne pas tenir franchement conciliabule? Henriette Voulasne espérait précisément que l'opinion de ces messieurs déciderait son mari à boucler ses malles au plus vite.
A notre grand étonnement, Grajat, le dernier informé, au seul nom des Du Toit, entama, d'emblée, avec la décision foudroyante qui lui était coutumière, la louange du président, de sa femme, de son fils, de toute sa famille. Il ne prenait l'avis de personne, lui; il se moquait de se jeter à la traverse des intentions de monsieur ou de madame Voulasne; il avait, en cela comme en toutes choses, son idée à lui; quelle était-elle? Nous devions le savoir un jour. En tout cas, chacun pouvait remarquer qu'il mettait, à parler des Du Toit, le feu qu'il employait à traiter une affaire. Mon mari le tira par la manche, le pinça, l'attira à part, lui dit en propres termes qu'il contristait gravement ses cousins. Tous les témoins étaient incommodés de cette indécente ingérence dans une discussion de caractère intime et provoquée par une confidence.
Il se produisit dans les esprits un phénomène que j'ai observé maintes fois depuis, chez ce monde qui faisait fi des délicatesses d'épiderme: c'est qu'une opinion violente les pénétrait comme un caillou lancé dans la glaise. La force la plus hostile, pourvu qu'elle fût un peu rude, et bien assénée, s'imposait à eux comme à des êtres stupides. Tous ces gens avaient de la santé, de la vigueur, un élan de vie merveilleux; ils semblaient très forts; eh bien! leur organisme excellent était d'une insigne lâcheté. Ils capitulaient, faute d'arguments moraux. La balourdise de Grajat, qui avait paru incongrue, par le fait seul qu'elle se maintenait, et sur le ton péremptoire, se gagna des approbateurs. Ah! les grandes capacités de M. Du Toit, son crédit, son influence au Palais, nous furent révélés ce soir-là! Pour certains de ces messieurs, sans cesse à l'affût des puissances, les ressources que pouvait offrir la parenté du président Du Toit étaient d'un effet sûr; mais de cela les Voulasne, seuls, justement, auraient pu se moquer, insouciants, sans besoins, sans affaires, et qui, d'ailleurs, depuis toujours avaient eu à eux les Du Toit. Eh bien! les Voulasne subirent le mouvement que suscitait la volonté brutale de Grajat. Henriette, l'innocente Henriette en était abasourdie tout d'abord; puis, en très peu de temps, si pauvre était sa résistance, qu'on la vit rougissante, humiliée, presque honteuse... Alors, vraiment! tout le monde était d'avis qu'Isabelle fût unie aux Du Toit?... Elle semblait, et son mari comme elle, nous regarder d'en bas, comme font les enfants. Elle et son mari regardèrent de même leur ami Chauffin.
Tout le monde était d'avis qu'Isabelle fût unie aux Du Toit.
Il y avait une pointe de comique dans l'attitude de nos bons cousins. Je ne pus m'empêcher de le faire remarquer à mon mari, aussitôt dans la voiture qui nous ramenait à la maison. Il fut très étonné. Rire des Voulasne, fût-ce sans malice, mon mari y était d'autant moins disposé qu'il obéissait comme eux à la direction de Grajat. Grajat lui avait beaucoup parlé, en particulier, vers la fin de la soirée. Que lui avait-il pu dire, pour que le mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit fût devenu chez nous comme un commandement de Dieu?
—Grajat?... dis-je à mon mari, Grajat a tout simplement voulu m'être agréable, à moi personnellement, car il savait ma sympathie pour les Du Toit...
Mon mari ne prisa pas non plus cette allusion aux galanteries dont Grajat, en effet, me comblait depuis le jour de mon mariage, mais me comblait avec une liberté, une outrance, qui les rendait bénignes, insignifiantes.