Le collier des jours: Le second rang du collier. Gautier Judith

Le collier des jours: Le second rang du collier - Gautier Judith


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ardeur à dévorer les livres enchantait mon père, mais «les personnes sérieuses» trouvaient ce genre d'éducation parfaitement absurde et même criminel. Il n'aimait pas la discussion et ne savait guère imposer sa volonté. C'est pourquoi, à regret, il nous laissa mettre dans des pensionnats dont on lui vantait les mérites, l'avenue de Neuilly ayant le monopole des institutions de premier ordre. Externes d'abord, nous allâmes chez madame Liétard, une noble personne, qui, par amour des enfants et pour se consoler de la perte des siens, avait fondé cet établissement, où l'on était vraiment gâté plus que chez soi; puis pensionnaires, chez une madame Biré. Elle portait une perruque bouclée,—«un tour en acajou ronceux», disait mon père, qui avait une aversion spéciale pour cette dame.

      Ces tentatives ne furent pas de longue durée: mon père trouvait vraiment la maison trop déserte et trop triste, sans le mouvement et le bruit que nous y mettions et, pour être sûr de nous garder, il eut un jour une triomphante idée, celle de faire lui-même notre éducation:

      —J'en suis aussi capable que vos sous-maîtresses!... Et, bien que je ne sois pas même bachelier, si vous en saviez autant que moi, il me semble que ça ne serait pas mal.

      Le principe ordinaire d'instruction qui consiste à entasser pêle-mêle dans la mémoire des notions succinctes sur toutes sortes de sujets lui semblait absurde:

      —La science abrégée, et l'histoire ramenée à un point de vue général, n'intéressent pas, disait-il, et c'est pour cela que tout ce que l'on apprend en classe est si vite oublié. Ce travail si pénible, à un âge où l'on a un besoin impérieux d'activité physique, est, la plupart du temps, absolument perdu et l'on eût mieux fait de laisser les enfants jouer aux barres ou au cheval fondu, ce qui leur eût au moins procuré de l'agrément et donné de la vigueur. Il vaut mieux savoir une seule chose, à fond, que d'apprendre par cœur la liste de toutes celles qu'on ne saura jamais.

      Il ne voulait donc enseigner qu'une seule chose à la fois et, cherchant quelle était la science la plus utile à connaître, celle par où il fallait commencer, il décida que c'était l'astronomie.

      Alors, lui, le forçat de la «copie», lui qui détestait par-dessus tout écrire, même la plus courte lettre, il se mit à rédiger, chaque jour, une petite leçon, où il résumait, de la façon la plus claire, les premiers principes de la mécanique céleste. Cela faisait, de sa fine écriture, quinze à vingt lignes, sur une feuille de papier à lettre. Il développait, de vive voix, la leçon, que nous devions apprendre par cœur. De Paris, il nous apportait des images coloriées, enchâssées dans du papier noir, et transparentes. On y voyait le système solaire, les planètes et leurs satellites, Saturne avec ses anneaux, la lune et les éclipses. Cela nous intéressa énormément, à tel point même que, pour ma part, je trouvai bientôt la leçon trop courte, et j'en réclamai de plus longues, avec cette violence qui m'avait valu naguère le surnom d'Ouragan. Je voulais toute l'astronomie, tout de suite, et non pas miette à miette, comme cela, et jour à jour.

      «Épilepsie—Catalepsie», avait coutume de dire mon père, pour définir mon caractère d'alors, qui me faisait tantôt exaltée et enthousiaste, tantôt morne, indifférente et dédaigneuse: il m'incitait, charitablement, à choisir un terme entre ces deux extrêmes. Mais je lui répondais que c'était là une idée digne d'un classique, et qu'un romantique comme lui savait bien que rien n'est plus bourgeois que le juste milieu.

      Cette fois, il favorisa «l'épilepsie», en me livrant les meilleurs et les plus récents ouvrages sur l'astronomie.

      Ce fut une vraie passion qu'il éveilla en moi. Il n'était plus question que de cela; je travaillais du matin au soir; les livres les plus arides, les plus obscurs ne me rebutaient pas, je m'acharnais à les comprendre, et bientôt je fus singulièrement renseignée sur les choses du ciel.

      Mon père me fit alors cadeau d'un télescope, ce qui faillit me rendre folle de joie. C'était un bon instrument, qui permettait de voir les taches du soleil, les anneaux de Saturne, les satellites des planètes et les montagnes de la lune. Il était enfermé dans une boîte noire qui ressemblait assez à un cercueil d'enfant.

      La nuit, à l'heure du lever des planètes, quand tout dormait dans la maison, je sortais de mon lit, et, avec mille précautions pour ne rien faire craquer, je descendais l'escalier. Dans le salon, je cherchais à tâtons le télescope, dont je connaissais bien la place, et j'empoignais la boîte très lourde que je pouvais à peine porter. C'était toujours la porte-fenêtre de la salle à manger qui, en grinçant, me trahissait: les volets, qu'il fallait pousser avec force, avaient, en s'ouvrant, une sorte de miaulement très particulier, que je ne pouvais éviter.

      Aussi à peine avais-je monté le télescope sur son pied de cuivre, au bord de la terrasse, le seul endroit d'où l'on vit bien le ciel, que ma mère apparaissait, en chemise de nuit, une bougie à la main, dans le cadre de la porte.

      —Qu'est-ce que tu fais là?...

      —Je note la position des satellites de Jupiter.

      —C'est une jolie heure pour réveiller les gens et courir la pretentaine!

      —Est-ce ma faute si les étoiles ne brillent pas en plein midi?

      —Tout cela est bel et bon, mais tu vas aller les voir dans ton lit.

      Et il fallait remettre le télescope dans sa boîte noire, sans avoir vu Jupiter....

      Dès le matin, quand nous dormons encore, retentissent dans la maison des déclamations bizarres et d'extraordinaires chansons.

      C'est le père, qui, toujours levé bien avant les autres, charme sa solitude, et essaie aussi, sans en avoir l'air, de tirer les paresseux de leur sommeil.

      Il s'ennuie tout seul, et surtout il a faim. Pourtant il professe le plus profond mépris pour ce que l'on appelle «le petit déjeuner»: il veut le grand, tout de suite. Après douze ou quatorze heures de jeûne, son appétit réclame autre chose que ces fallacieuses tisanes que l'on vous apporte au lit, comme à des malades, avec quelques minces feuilles de mie de pain beurrées. Il lui faut des nourritures autrement substantielles: le large bifteck, épais de trois doigts, et le copieux macaroni. Mais il lui est impossible d'obtenir ces choses avant dix heures: personne n'est prêt, la cuisinière ne peut pas arriver, elle prétend que les fournisseurs n'ouvrent pas leurs boutiques assez tôt.

      Alors il chante, pour tromper sa faim.

      Son répertoire est des plus variés et des plus étranges, et on ne sait pas d'où il lui vient; sauf pour quelques fragments des romances de Monpou, populaires pendant la jeunesse des romantiques, et quelques couplets de vaudeville, remarquables par leur bêtise, on ne retrouve pas les origines. D'ailleurs, cela n'est jamais complet: il n'a retenu que la phrase la plus baroque, le couplet le plus niais. Il a la voix juste,—n'en déplaise à la légende,—sans beaucoup de timbre, mais il sait l'enfler et la rendre tonitruante, quand on n'a pas l'air de vouloir s'éveiller.

      On entend ce fragment, dit de l'accent traînard spécial aux pauvresses qui chantent dans les cours:

      Otons nos bas, mettons-nous presque nue:

       C'est pour ma mère, il me respectera....

      Une complainte d'assassin succède, sans transition:

      A l'Abbaye de Monte-à-r'gret,

       Du Paradis l'on est tout près....

      Ou bien, c'est une mélodie caverneuse des plus énigmatiques:

      Léonore avait un amant

       Qui lui disait: «Ma chère enfant,

       J'éclaterai comme une bombe!

       Je ressemble aux bénédictins,

       Qui s'en vont tous les matins

       Creuser leur tombe....

      Je crois que ce morceau faisait partie d'un opéra qu'il avait voulu composer, paroles et musique, pour le théâtre qu'il avait construit lorsqu'il était adolescent.

      Quand


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