Le collier des jours: Le second rang du collier. Gautier Judith
pleut, mouille, mouille....
C'est le temps de la grenouille:
La grenouille a fait son nid
Dans l'étable à nos brebis;
Nos brebis en sont malades
Nos moutons en sont guéris....
D'autres fois, c'était ce pseudo-cantique, qui le ravissait:
Tout le monde pue
Comme une charogne,
N'y-a, n'y-a, n'y-a que mon Jésus
Qui ait l'odeur bogne!...
il prononçait «bogne», au lieu de «bonne», à cause de la rime.
Quand il avait assez de chanter, il déclamait. Ceci entre autres:
J'aime les bottes à l'écuyère
Et les pantalons de tricot...,
Et les romans de Walter Scott,
Il faut en avoir deux paires!...
Enfin l'on descendait à table. Le macaroni quotidien tordait dans le plat ses anneaux dorés de beurre et grumelés de parmesan; le juteux faux-filet saignait sur le persil, tout frais cueilli au jardin. Le lion affamé se calmait.
Il aimait que l'on fût gai au déjeuner, que l'on y vînt avec des visages souriants, des mines reposées et bienveillantes. Rien ne le tourmentait comme de découvrir un pli de maussaderie ou de préoccupation sur les figures, et il fallait lui expliquer longuement les motifs d'ennui ou d'inquiétude, pour qu'il pût les détruire au plus vite, si c'était possible. Quand l'air grognon persistait, il arrangeait les bouteilles sur la table, y appuyant un journal pour se faire un paravent et ne pas voir.
On se fâchait quelquefois de son insistance à étudier les plus fugitifs mouvements des traits, qui la plupart du temps n'avaient pas de cause explicable: alors il nous reprochait avec véhémence de ne pas lui rendre la pareille, de ne pas chercher à nous rendre compte, d'après sa physionomie, de l'état de son humeur et de sa santé. Et il nous répétait la légende du pain à cacheter vert, qu'il avait gardé trois jours au milieu du front, sans que personne le vît.
—Moi, j'ai la bosse de l'approbativité, disait-il; si vous saviez la phrénologie et si vous tâtiez mon crâne, vous verriez tout de suite que cette proéminence est presque monstrueuse chez moi. J'ai le besoin d'être approuvé, en tout et par tous, même par les bonnes, même par le chat. Je suis opprimé et malheureux à la moindre opposition, au plus petit désaccord, et la mauvaise humeur me semble toujours dirigée contre moi.
—Même quand on n'a pas faim, tu crois que c'est par méchanceté!
—Évidemment! Et j'ai raison. C'est une façon détournée, mais perfide, de faire ressortir mon appétit, de me faire paraître un goinfre, un glouton, un mâche-dru, capable de s'empiffrer plus que Gamache, Gargantua et l'ogre du Petit Poucet.
Souvent, au milieu de ces belles discussions, Dumas fils, qu'on n'avait pas entendu sonner, entrait et nous contemplait de la porte.
—Quelle drôle d'heure pour déjeuner! grognait-il.
Et il allait s'asseoir dans un coin, près d'une des fenêtres.
Alors mon père essayait de lui démontrer que cette heure était la meilleure possible pour prendre le premier repas, le seul sérieux; qu'elle avait l'avantage de ne pas couper la journée en deux et qu'elle permettait, même si l'on s'accordait l'indispensable flânerie de la digestion, de se mettre au travail, sans avoir l'estomac chargé, entre midi et une heure, ou de commencer les pérégrinations, si l'on était forcé de sortir.
Mais Dumas fils n'était pas du tout convaincu.
Un autre personnage, un vieil ami de la famille Hugo, que mon père connaissait aussi, était venu nous voir dès les premiers jours de notre installation à Neuilly et arrivait aussi pendant le déjeuner. C'était M. Robelin, un architecte, propriétaire de maisons. Il en avait à Paris, a Nevers et à Neuilly.... Nous avions visité celles-ci, qui étaient nombreuses, et assez bizarres. Pris dans le mouvement littéraire de 1830, très enthousiaste de romantisme, Robelin avait voulu, lui aussi, être révolutionnaire et moyenâgeux et, pour cela, il avait conçu le plan de maisons pas ordinaires: des toits à pic, qui mansardaient presque tous les étages; des tourelles en poivrières, dans lesquelles les escaliers avaient peine à tourner.... Amusantes à l'œil, ces constructions, édifiées dans un espace restreint, étaient à peu près inhabitables.
Cela n'empêchait pas M. Robelin d'être un homme fort agréable, un peu avare peut-être, ou plutôt feignant de l'être pour masquer des revers de fortune dus à des traits de générosité qu'il tenait secrets, mais, en tout cas, un avare aimable, se blaguant lui-même et ne redoutant pas de raconter des traits de son caractère. Par exemple, il achetait ses souliers à la livre, dans un endroit connu de lui; il boutonnait dix ans un veston de gauche à droite, avant de le boutonner de droite à gauche, ce qui lui faisait, disait-il, un habit neuf; il se promenait tous les matins au bois de Boulogne et ramassait des branches mortes, dont il faisait des tas: plus tard, sa vieille bonne, Rosalie, allait les ramasser, si quelques pauvresses ne les avaient pas trouvés et emportés.
—Alors, c'est tant mieux pour elles, disait-il: je suis philanthrope de bon cœur.
Tous les matins, donc, depuis noire arrivée, M. Robelin venait nous voir, vers la fin du déjeuner; et, pendant de longues années, il n'a jamais manqué à cette habitude.
Il entrait par la porte de la cour, dont on n'avait qu'à tourner le bouton et qui sonnait en s'ouvrant. C'était pour ne déranger personne; mais son entrée dans la salle à manger causait toujours, néanmoins, un indescriptible tumulte et un grand émoi: il avait à sa suite un chien de chasse blanc et gris et un vieil épagneul noir. Aussitôt la porte vitrée entr'ouverte, les chiens se précipitaient dans la salle à manger, où ils étaient accueillis par les jurements et les miaulements des chats épouvantés, et par des cris de toute espèce:
—Prenez garde aux chats!... N'entrez pas!... Tenez vos chiens!...
—Ici! Stop!... Tiby, allez coucher!...
Et, quand on était parvenu à refermer la porte sur les chiens expulsés, ils rentraient aussitôt, d'un bond, par la fenêtre, et les imprécations recommençaient de plus belle.
Chaque jour, la scène se renouvelait, au moment où l'on servait le café, sans que M. Robelin, en fût le moins du monde troublé.
Post prandium stabis, Seu passus mille meabis,
C'est mon père qui récite ce précepte de l'école de Salerne, en nous entraînant sur la terrasse, après le déjeuner, pour nous promener et causer.
—Il faudrait traduire cela en vers français, dit-il, mais ça n'est pas très commode.... Que penses-tu de ce distique, cependant?...
Après dîner, debout tu te tiendras,
Ou seulement mille pas tu feras.
—Hein! est-ce assez mirlitonesque et proverbial?
—C'est très bien!
—En tout cas, c'est exact et ça rime.
Et nous faisons les mille pas.
C'est l'heure la plus charmante de la journée, celle où le père est vraiment à nous, et qu'il prolonge d'ailleurs autant qu'il le peut.
La terrasse est extrêmement agréable pour ces lentes promenades. A l'angle de la salle à manger, elle s'épanouit et forme la cour, élargie qu'elle est de toute l'épaisseur de la maison: les fenêtres, de ce côté-là, font face au pavillon du jardinier, tout enguirlandé de vigne vierge. Plus loin, la terrasse reprend sa largeur initiale, en longeant la maison du propriétaire et une autre petite maison mitoyenne. Il n'y a pas de séparation, pas de barrière; là-bas, un escalier de pierre, qui fait pendant au nôtre, descend, lui aussi, vers les