Légendes démocratiques du Nord. Jules Michelet

Légendes démocratiques du Nord - Jules Michelet


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le monde irait comme ivre; toute la grande machine, brisée et détraquée, n’aurait que de faux mouvements.

      Supposez encore un moment que les vœux impies de nos traîtres (des écrivains cosaques) ont été exaucés, que l’armée du tzar est ici, que la liberté a été tuée, que la France a fini dans le sang... Horreur! la mère des nations, celle qui les allaita du lait de la liberté, de la Révolution, celle qui vivifiait le monde de sa lumière, de sa vitalité... La France éteinte: hypothèse effroyable!... La vie, la chaleur baisse à l’instant par tout le globe; tout pâlit, tout se refroidit; la planète entre dans la voie des astres finis qui errent encore au ciel, solitaires, inutiles, promenant mélancoliquement un reste d’existence, une vie morte, pour ainsi parler, qui seulement dit qu’ils ont vécu.

      L’ignorance, la préoccupation excessive de ce qui est près de nous, la profonde attention qu’on donne à des objets minimes, en négligeant toute grande chose, ont seules empêché, jusqu’ici, d’observer les conséquences effroyables qu’a eues le meurtre de la Pologne, la suppression de la France du Nord.

      On en a caché une partie à force de mensonges. C’est un fait prodigieux, et pour humilier à jamais l’esprit humain que le monde des lumières et de la civilisation ait pu, depuis un demi-siècle, se laisser tromper là-dessus.

      Exemple mémorable de ce que peuvent les arts de la pensée, la littérature et la presse, habilement séduites et corrompues, pour éteindre la lumière même, enténébrer le jour, si bien que le monde aveugle en vienne à ne plus voir le soleil à midi.

      En ces profondes ténèbres qu’ils avaient faites, les meurtriers sont venus et ils ont bravement juré sur le corps de la victime: «Il n’y pas eu de Pologne: elle n’existait pas... Nous n’avons tué que le néant.»

      Puis, voyant la stupéfaction de l’Europe, son silence, et que plusieurs semblaient les croire, ils ont ajouté froidement: Du reste, existât-elle, elle a mérité de périr... S’il y a eu une Pologne, c’était une puissance du Moyen-âge, un état rétrograde, voué (c’est là ce qui nous blesse) aux institutions aristocratiques.

      «Moi, dit la Prusse, je suis la civilisation.

      —Et moi, dit la Russie (ou du moins ses amis le disent pour elle), moi, je suis une puissance amie du progrès, sous forme absolutiste, une puissance révolutionnaire.»

      Il n’est pas de mensonges hardis par lesquels les amis des Russes n’aient insulté, depuis vingt ans surtout, au bon sens de l’Europe.

      On ne peut plus parler de l’histoire ni de la politique du Nord, sans replacer préalablement la lumière dans ces questions. Nous n’aurions pu conter la vie de Kosciuszko, sans expliquer avant tout la position et la vie réelle de la Pologne et de la Russie.

      Un mot donc, un seul mot aux menteurs patentés, aux calomniateurs gagés, qui ont perverti le sens du public et créé ces ténèbres, mot simple, mot vengeur, qui sera clair, du moins... S’ils ont éteint le jour, qu’ils soient éclairés de la foudre.

      La foudre, c’est la vérité.

      Et la vérité est ceci... Nous nous fions à Dieu et au bon sens, et nous ne doutons pas que tout cœur droit, à la fin de ces pages, ne dise: «C’est la vérité!»

      Nous l’avons cherchée avidement, longuement, laborieusement, avec une ferveur véritablement religieuse. Nulle lecture, nulle étude ne nous a coûté pour l’atteindre. Les résultats de nos patientes enquêtes ont répondu à ceux que donnaient la logique et la méditation. Et maintenant, affermi par ce consciencieux travail, nous levons la main et nous jurons ceci:

      «La Pologne que vous voyez en lambeaux et sanglante, muette, sans pouls ni souffle, elle vit... Et elle vit de plus en plus; toute sa vie, retirée de ses membres, portée à la tête et au cœur, n’en est que plus puissante.»

      «Ce n’est pas tout. Elle vit seule dans le Nord, et nulle autre. La Russie ne vit pas

      Nous n’avons pas à voir si quelques hommes de talent, s’exerçant dans la langue russe, comme dans une langue savante, ont amusé l’Europe de la pâle représentation d’une prétendue littérature russe... Toute cette littérature, sauf quelques rares efforts généreux, bientôt étouffés, est une œuvre, d’imitation.

      L’affreuse mécanique de la bureaucratie soi-disant russe, qui est toute allemande, l’institution, militaire, non moins artificielle, de ce gouvernement, tout cela ne m’impose point.

      Je dis, j’affirme, je jure et je prouverai que la Russie n’est pas.

      Monstrueux crime du gouvernement russe! vaste crime, meurtre immense de cinquante millions d’hommes! Il n’a fait que diviser la Pologne en lui donnant une vie plus forte, mais, en réalité, il a supprimé la Russie.

      Sous lui, par lui; elle a descendu la pente d’un effroyable néant moral, elle a marché tout au rebours du monde, reculé dans la barbarie.

      Elle subit dans ce montent une opération atroce, que nul martyre de peuple ne présente dans l’histoire: nous l’expliquerons tout à l’heure. Du servage, elle retourne à l’esclavage antique.

      L’esprit russe, faussé par la torture d’une inquisition vile et basse (qui n’a pas, comme celle d’Espagne, l’excuse au moins d’un dogme), l’esprit russe descend dans la dégradation, dans l’asphyxie morale. Il était doux, croyant, docile. Il croit de moins en moins; sa loi était dans l’idée de famille, dans la paternité. Cette idée lui échappe.

      Phénomène terrible pour le monde, mais surtout pour la Russie elle-même. L’idée russe a faibli en elle, et elle n’a pas pris l’idée de l’Europe; elle a perdu son rêve, qui était une autorité paternelle, et elle ignore la loi, cette mère des nations.

      Que serait-ce si elle n’avait encore, pour la tirer de ce néant où elle descend, une sœur qui comprend les deux autorités (la paternité et la loi): cette sœur, l’aîné des Slaves, dans laquelle est leur vie la plus intense; cette sœur dont le génie a grandi, s’est approfondi sous la verge de la Providence et dans l’épreuve du destin?

      Sans elle, sans cette infortunée Pologne qu’on croit morte, la Russie n’aurait aucune chance de résurrection.

      Elle pourrait troubler l’Europe, l’ensanglanter encore, mais cela ne l’empêcherait pas de s’enfoncer elle-même dans le néant et dans le rien, dans les profondeurs des boues d’une dissolution définitive.

      Vivez Pologne, vivez! Le monde vous en prie, toutes les nations; nul n’en n’a plus besoin que l’infortuné peuple russe. Le salut de ce peuple et sa rénovation sont pour vous une glorieuse raison d’être. Plus il descend, ce peuple, plus votre droit de vivre augmente, plus vous devenez sacrée, nécessaire et fatale.

      1. Lorsque ces pages furent écrites, et tout ce volume, la Russie était gouvernée par Nicolas Ier. Nicolas qui continuait d’écraser la Pologne, qui étouffait le mouvement hongrois (1849) et peuplait la Sibérie de tous ceux qui aspiraient à la liberté.

      Aujourd’hui, Alexandre II lui a succédé. Sous son règne, la Russie est entrée dans la voie des réformes; elle a vu s’accomplir, par la volonté impériale, l’affranchissement des serfs, pas gigantesque dont les conséquences transformeront fatalement, à une heure donnée, l’empire des tzars.

       CAUSES RÉELLES


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