Légendes démocratiques du Nord. Jules Michelet

Légendes démocratiques du Nord - Jules Michelet


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la ruine de la Pologne.

      Contraste étrange! c’est justement la nation humaine entre toutes qui a été mise hors l’humanité.

      La nation généreuse, hospitalière, la nation donnante, si je puis dire, celle pour qui la liberté sans bornes fut un besoin du cœur, c’est celle-là qui a été livrée en proie et dépouillée... Elle mendie son pain par toute la terre.

      Le peuple chevalier qui, au prix de son sang, si souvent contre les Tartares et si souvent contre les Turcs, nous a tous défendus... c’est celui dont personne n’a pris la défense à son dernier jour!

      Le dix-huitième siècle, qui a vu sa ruine, avait été pour la Pologne une époque de singulière douceur dans les mœurs. Les étrangers qui la visitaient alors nous disent qu’en ce pays, où il n’y avait ni police ni gendarmes, on pouvait parcourir les immenses forêts en toute sécurité, les mains pleines d’or. Presque aucun procès criminel. Les rôles de plusieurs tribunaux établissent que, durant trente années, on n’eut à y juger que des bohémiens ou des juifs, aucun Polonais; pas un noble, pas un paysan accusé de meurtre ou de vol.

      «Les Polonais avaient des serfs», dit-on. Et les Russes n’en avaient pas, sans doute? et les Allemands n’en avaient pas? Le servage allemand était très dur, même en notre siècle. Un de mes amis a vu encore dans un État allemand une fille serve dans une loge à chien, avec une chaîne de fer. Nous-mêmes, Français, qui parlons tant, avec toutes nos belles lois, nous n’en avons pas moins des nègres, sans parler des nègres blancs de l’esclavage industriel, qui souvent vaut bien le servage.

      Le serf, sous la république de Pologne, payait dix fois moins qu’aujourd’hui. Ajoutez qu’il était exempt du plus terrible impôt qu’exige la Russie. La noblesse portait seule les armes. On ne voyait pas ces longues files de jeunes paysans polonais, la chaîne au cou, qui marchent, piqués par le Cosaque, pour servir l’ennemi de la Pologne, dans le Caucase, en Sibérie, jusqu’aux frontières de Chine. Il en meurt la moitié en route; on en prend d’autres, toujours d’autres, qui ne reviennent jamais. La Pologne n’enfante que pour saouler le Minotaure.

      Quel a été, en réalité, le péché de la Pologne? cet esprit romanesque, cet esprit de grandeur (fausse ou vraie) qui a fait des héros, mais qui convenait moins aux citoyens d’une république. Chaque homme était un roi et tenait cour, les portes ouvertes à tous, les tables toujours mises; on priait l’étranger d’entrer, on le comblait de dons. Et ce n’était pas seulement orgueil et faste, c’était aussi une aimable facilité de cœur, une bonté naturelle qui les jetait dans cet excès de libéralité. Tout objet que vous regardiez, que vous paraissiez trouver agréable dans la maison de votre hôte, on vous disait: «Il est à vous.»

      Et il aurait paru bas, ignoble, anti-polonais, qu’il en fût autrement: cela était tellement établi dans les mœurs, qu’on disait aux enfants, lorsqu’on les menait en visite: «Prends bien garde de ne pas nommer, de ne louer aucun objet que tu verras. Ce serait indiscret, le maître le donnerait à l’instant.»

      Cette libéralité prodigue et la fausse grandeur, la fastueuse vie du chevalier qui vit de gloire et jette l’or, elles eurent un double effet, et très fatal. D’abord, ils regardèrent au-dessous d’eux de s’occuper de leurs affaires, les laissèrent à des intendants qui pressuraient les serfs. Les plus généreux des hommes, les plus humains, les moins avides, se trouvèrent, par ces funestes intermédiaires, être, à leur insu, des maîtres très durs.

      Cet éloignement des affaires fut cause aussi qu’ils laissèrent prendre un grand ascendant aux prêtres romains, aux jésuites.—La Pologne, au seizième siècle, était le pays le plus tolérant de la terre, l’asile de la liberté religieuse; tous les libres penseurs venaient s’y réfugier. Les jésuites arrivent; le clergé polonais suit leur impulsion, devient persécuteur. Il entreprend la tâche insensée de convertir les populations du rit grec, les belliqueux Cosaques. Ceux-ci, Polonais d’origine, sauvages, indépendants, comme le fier coursier de l’Ukraine, tournent bride, s’en vont du côté russe. La république de Pologne donna ce jour-là à son ennemi l’épée qui devait lui percer le cœur.

       SUBLIME GÉNÉROSITÉ DE LA POLOGNE

       Table des matières

      L’Europe oublieuse, distraite, semble ne plus savoir le suprême danger qu’elle courut aux derniers temps du Moyen-âge et qui l’en préserva.

      L’invasion des Turcs, bien autrement sérieuse que celle des Tartares en Europe, n’était point un déluge d’un jour, qui inonde, ravage et s’écoule. Ces barbares, nullement barbares à la guerre, se présentaient en masses fortes, solides; parmi des nuées de cavalerie s’avançaient leurs redoutables janissaires, la première infanterie du monde. Leur victoire était très probable: victoire hideuse, qui n’eût été nullement celle du mahométisme. Ce monstre d’empire turc, création tout artificielle, très peu mahométane, ne venait point à nous comme une religion, ou comme une race. C’était, on le sait, de vastes razzias d’enfants de toute race qui recrutaient l’armée, le peuple appelé turc, empire immonde, effroyable Sodome, sanguinaire Antéchrist. L’Europe frissonnait aux récits des tortures que les vaincus avaient à attendre, empalés ou sciés en deux.

      La Pologne se mit devant l’Europe avec la Hongrie et les Slaves, les Roumains du Danube; elle sauva l’humanité.

      Pendant que l’Europe oisive jasait, disputait sur la Grâce, se perdait en subtilités, ces gardiens héroïques la couvraient de leurs lances. Pour que les femmes de France et d’Allemagne filassent tranquillement leur quenouille et les hommes leur théologie, il fallait que le Polonais, le Hongrois, toute leur vie en sentinelle, à deux pas des Barbares, veillassent, le sabre en main. Malheur s’ils s’endormaient! leur corps restait au poste, leur tête s’en allait au camp turc.

      Tout homme qui naissait alors en ces pays savait parfaitement qu’il ne mourrait pas dans son lit; qu’il devait sa vie au martyre. Grande situation! de se savoir toujours si près d’arriver devant Dieu! Cela tenait les cœurs très hauts, très libres aussi.—Quoi de plus libre que la mort? Vivants, ils lui appartenaient et ne relevaient que d’elle. On ne gouvernait de tels hommes que par leur propre volonté.

      Rien de plus grand que cette république de Pologne. La volonté y faisait tout. C’était comme l’empire des esprits. Ni le roi ni les juges n’ayant de force suffisante pour assurer l’exécution des jugements, il fallait que le condamné se livrât de lui-même, qu’il apportât sa tête.

      L’idéal polonais, placé si haut, imposait à la République d’immenses difficultés; la loi y exigeait des citoyens un effort continuel; pour état naturel, ordinaire, elle exigeait d’eux le sublime. Elle les supposait toujours généreux, du moins voulant l’être. Dans le progrès de son histoire, la Pologne semblait marcher vers un gouvernement qui ne s’est pas vu encore en ce monde, un gouvernement de spontanéité, de bonne volonté.

      Quel qu’ait été plus tard l’affaissement national, l’orgueil de la noblesse et son esprit d’exclusion, de caste, qui fut un démenti à la générosité antique, il est resté de cet état sublime des premiers temps une tendance chevaleresque, une étonnante disposition au sacrifice, dont nulle nation peut-être n’a donné les mêmes exemples.

      Quoi qu’il en coûte à un Français de l’avouer, nous devons dire, pour être juste, que les gouvernements de la France ont tous usé et abusé de l’amitié de la Pologne, de l’héroïque fidélité des Polonais. Ils l’ont mise aux plus rudes épreuves sans en trouver jamais le fond.

      Il est indigne que, dans tant de traités, et sous la République même, à Bâle, à Campo-Formio, à Lunéville, la Pologne ne soit pas même mentionnée. Elle versait alors son sang pour nous, à flots; elle créait, sous Dombrowski, ces vaillantes légions polonaises


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