Vidocq. Arthur Bernede

Vidocq - Arthur  Bernede


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lorsqu’un coup ébranla la porte.

      — C’est lui ! fit Bibi la Grillade en entrouvrant l’un des vantaux.

      Dissimulée dans l’ombre, une vieille pauvresse attendait.

      — Entrez donc, la petite mère, invita gaiement Bibi.

      D’un bond… Vidocq pénétra dans le magasin, enlevant en un clin d’œil son bonnet, son « caraco » et sa jupe ; et, visiblement harassé, il se laissa tomber sur un tabouret en paille, murmurant simplement : — Bibi… donne-moi un verre d’eau… j’ai soif !

      — Attendez une minute, monsieur Vidocq, reprenait la Grillade.

      « Je vais vous chercher une bonne bouteille…

      « Un coup de vin, rien de tel pour vous remettre en place…

      « Car, vrai, vous n’avez pas l’air d’en mener bien large !

      Et, prestement, Bibi la Grillade disparut.

      Vidocq demeura silencieux, le corps légèrement penché en avant, les bras ballants, les traits tirés, en proie à une visible dépression nerveuse.

      Coco Lacour s’avança, et, lui mettant la main sur l’épaule, fit :

      — Alors quoi, ça ne va pas ?

      — Si… ça va…, répliqua Vidocq d’une voix sourde.

      — Les agents de M. Henry vous ont encore donné du fil à retordre ?

      — Oh ! ceux-là, je ne les crains pas !… et je suis de taille à les semer encore bien des fois sur ma route.

      — Alors ?

      — Alors… rien !

      Vidocq se tut… Son regard avait une expression tragique que, même aux heures les plus sinistres du bagne, ses deux amis ne lui avaient jamais connue…

      Coco Lacour, qui semblait avoir envers son hôte une déférence au moins égale à celle que Bibi la Grillade professait à l’égard de ce dernier, n’insista pas.

      Jamais encore, depuis qu’il lui avait été donné asile, Vidocq ne lui avait paru plus anxieux et plus sombre.

      C’est qu’en effet le forçat évadé récapitulait le bilan de la tragique journée qu’il venait de vivre.

      « Ainsi, se disait-il, j’ai deux fils qui sont mon sang et ma chair… deux anges dont le souvenir si pur a été le seul rayon de lumière qui ait éclairé l’abîme de ténèbres qu’a été ma vie… et l’espoir de les retrouver, de les revoir, ne fût-ce qu’un instant, m’a rendu assez fort pour m’évader cinq fois et mettre en défaut la meute de mouchards lancés à mes trousses !

      « Et il faut que j’apprenne, tout à coup, qu’ils ont été abandonnés, perdus et qu’ils sont peut-être en train de devenir des bandits comme ceux parmi lesquels je vis depuis plusieurs années, ou des épaves, des êtres de misère, des déchets d’humanité, comme ces deux pauvres héros qui m’ont accueilli sous leur toit.

      « Ah ! je sens s’éveiller en moi des ardeurs inquiétantes et nouvelles.

      « Une soif inextinguible de révolte me dessèche… Un désir fou de me venger me saisit !

      « En effet, que puis-je faire pour ces pauvres petits, moi, le forçat évadé, moi, le condamné à mort par contumace, moi, la bête traquée qui, toujours sur le qui-vive, doit à chaque minute de son existence ne songer qu’à son propre salut, avant même que de penser à sa pâture !

      « Oui, que ferai-je, moi, quand cette femme riche à millions, et ne reculant devant même aucun scrupule, disposant de toutes les influences, a échoué si misérablement ?

      « Je suis à bout de ressources. J’ai changé avant-hier la dernière des pistoles que ces braves paysans m’avaient données.

      « Je ne puis rester à la charge de ces deux malheureux qui ont tant de mal eux-mêmes à vivre.

      « Qui sait si, dans quelques heures, je ne serai pas arrêté par les agents de M. Henry ?

      « Eh bien ! non, cela ne peut pas durer ainsi !

      « Il faut que je choisisse : ou me rendre et m’avouer vaincu et offrir moi-même ma tête au bourreau ou devenir un bandit qui met en coupe réglée la société qui terrorise les populations, qui vole sans vergogne et qui tue sans pitié !

      « N’ai-je pas déjà dans la pègre, dans les bas-fonds de Paris, une de ces réputations qui font d’avance une auréole de gloire et d’autorité au chef qui veut s’imposer et conduire victorieusement ses troupes à la bataille ?…

      « Mais quelles batailles !…

      « Moi qui en ai vu de si belles lorsque j’étais un soldat et que je m’enthousiasmais de beaux rêves de gloire… Moi qui en avais rêvé une autre… la plus noble de toutes celles du droit contre l’erreur, de l’innocence contre l’injustice !…

      « Moi qui consentirais à souffrir de toutes les blessures, à verser mon sang jusqu’à la dernière goutte, pourvu que l’on me rendît mes enfants !

      « Mais non, Vidocq, tu t’illusionnes, tu te leurres…

      « Tes petits, tu ne les reverras jamais… tu m’entends… jamais !

      « Alors, à quoi bon t’obstiner dans une lutte où, d’avance, tu es vaincu ?

      « Pourquoi, à ton tour, te rebellant contre le fardeau qui t’accable, ne cherches-tu pas, pendant qu’il en est temps encore, à le soulever avant qu’il t’ait écrasé tout à fait ?

      « Pourquoi ne déclares-tu pas ouvertement la guerre à cette société qui, en te rejetant de son sein, te met aujourd’hui en face de cet atroce dilemme : mourir ou être un scélérat ?

      « Eh bien ! soyons un scélérat !

      La porte se rouvrait, livrant passage à Bibi la Grillade, qui revenait portant une bouteille dans chaque main et un paquet assez volumineux sous le bras.

      — Alors, quoi, c’est l’orgie, lança Coco Lacour, l’œil pétillant de gourmandise.

      — Parfaitement, déclarait Bibi, c’est l’orgie.

      — Ah çà ! tu veux donc nous faire faire banqueroute ?

      — T’occupe pas… Il fera clair demain… Goûte-moi d’abord un verre de cet excellent « reginglard » que la patronne du Canon d’Or, cette vieille royaliste de mère Pigeon, a bien voulu m’octroyer en échange du vieux cadran de montre que je lui ai juré avoir appartenu jadis au défunt roi Louis XVI.

      « Pendant ce temps, je mets le couvert.

      Tandis que Coco Lacour, redevenu guilleret, fringant, s’emparait des fioles que lui tendait son associé, celui-ci sortait un cornet de papier du véritable sac à provisions que formait l’unique basque de la trop longue et trop large redingote d’incroyable dans laquelle il flottait, le lui lança en disant : — Ça, c’est du bon tabac… que ce vieux sans-culotte de père la Carotte a bien voulu me livrer, non sans discussion, contre une vieille breloque que je lui ai garanti venir en droite ligne de l’héritage de feu Robespierre !

      Et développant soigneusement sur la table-clavecin un paquet qui laissa apparaître un véritable bloc de pâte encore fumante, il s’écria triomphalement : — Et ça, c’est un morceau de « flan », que cette sainte femme qu’est Mme Durandeau, la pâtissière de la rue du Poteau, a bien voulu troquer avec moi contre une médaille que je lui ai garanti avoir été portée par la patronne de Paris, la bonne sainte Geneviève !

      Et, content de lui, avec cette verve qui ne l’abandonnait jamais, même aux heures les moins gaies de sa difficile existence, Bibi la Grillade conclut, en tapant ses mains l’une contre l’autre : — Et maintenant, à table, monsieur


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