Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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autres femmes! Dit Pétia en faisant de grandes enjambées dans la chambre, d’un air décidé. – Eh bien, moi, je suis content, très content, que mon frère se soit distingué! Vous n’êtes que des pleurnicheuses, vous n’y comprenez rien!»

      Natacha sourit à travers ses larmes.

      «Et tu as lu la lettre? Demanda Sonia.

      — Non, je ne l’ai pas lue, mais Anna Mikhaïlovna m’a dit que le mauvais moment était passé et qu’il était officier.

      — Dieu soit loué, dit Sonia en faisant le signe de la croix, mais elle t’aura peut-être trompée. Allons chez maman.»

      Pétia continuait sa promenade en silence.

      «Si j’avais été à la place de Nicolouchka, j’en aurais tué encore davantage, de ces Français; ce sont des misérables; j’en aurais tué tant et tant que j’en aurais fait une montagne, voilà!

      — Tais-toi donc, Pétia, tu es un imbécile!

      — Ce n’est pas moi qui suis un imbécile, c’est vous qui êtes des sottes! Peut-on pleurer pour des bagatelles?

      — Tu te le rappelles? Demanda Natacha après un moment de silence.

      — Si je me rappelle Nicolas? Dit Sonia en souriant.

      — Mais non, Sonia… je veux dire… te le rappelles-tu bien… clairement?… te rappelles-tu tout?… disait avec force gestes Natacha, qui tâchait de donner à ses paroles une signification sérieuse. Moi, je me rappelle Nicolas… très bien. Quant à Boris, je ne me souviens plus de lui, mais là, pas du tout.

      — Comment! Tu ne te souviens pas de Boris? Demanda Sonia stupéfaite.

      — Ce n’est pas que je l’aie oublié, … je sais bien comment il est! Quand je ferme les yeux, je vois Nicolas, mais Boris…»

      Et elle ferma les yeux.

      «Il n’y a plus rien, rien!

      — Ah! Natacha,» dit Sonia avec une exaltation sérieuse; elle la regardait sans doute comme indigne d’entendre ce qu’elle allait lui dire, ce qui ne l’empêcha pas d’accentuer malgré elle ses paroles avec une conviction émue: «J’aime ton frère, et quoi qu’il nous arrive, à lui ou à moi, je ne cesserai de l’aimer!»

      Natacha la regardait de ses yeux curieux: elle sentait que Sonia venait de dire la vérité, que c’était de l’amour et qu’elle n’avait jamais encore éprouvé rien de pareil; elle voyait, mais sans le comprendre, que cela pouvait exister!

      «Lui écriras-tu?»

      Sonia réfléchit, car c’était une question qui la préoccupait depuis longtemps. Comment lui écrirait-elle? Et d’abord fallait-il lui écrire? Maintenant qu’il était un officier, et un héros blessé, le moment était venu, croyait-elle, de se rappeler à son souvenir et de lui rappeler ainsi l’engagement qu’il avait pris à son égard:

      «Je ne sais pas; s’il m’écrit, je lui écrirai, répondit-elle en rougissant.

      — Et ça ne t’embarrassera pas?

      — Non.

      — Eh bien, moi, j’aurais honte d’écrire à Boris, et je ne lui écrirai pas.

      — Et pourquoi en aurais-tu honte?

      — Je ne sais pas, mais j’en aurais honte.

      — Et moi, je sais pourquoi elle en aurait honte, dit Pétia, offensé de l’apostrophe de sa sœur. C’est parce qu’elle s’est amourachée de ce gros avec des lunettes (c’est ainsi que Pétia désignait son homonyme, le nouveau comte Besoukhow), et maintenant c’est le tour du chanteur (il faisait allusion à l’Italien, au nouveau maître de chant de Natacha)… C’est pour cela qu’elle a honte!

      — Es-tu bête, Pétia!

      — Pas plus bête que vous, madame,» reprit le gamin de neuf ans du ton d’un vieux brigadier.

      Cependant la comtesse s’était émue des réticences d’Anna Mikhaïlovna, et, revenue chez elle, elle ne quittait pas, de ses yeux prêts à fondre en larmes, la miniature de son fils. Anna Mikhaïlovna, tenant la lettre, s’arrêta sur le seuil de la chambre:

      «N’entrez pas, disait-elle au vieux comte, qui la suivait… plus tard…»

      Et elle referma la porte derrière elle.

      Le comte appliqua son oreille au trou de la serrure, et n’entendit tout d’abord qu’un échange de propos indifférents, puis Anna Mikhaïlovna qui faisait un long discours, puis un cri, un silence… et deux voix qui se répondaient alternativement dans un joyeux duo. Anna Mikhaïlovna introduisit le comte. Elle portait sur sa figure l’orgueilleuse satisfaction d’un opérateur qui a mené à bonne fin une amputation dangereuse, et qui désire voir le public apprécier le talent dont il vient de faire preuve.

      «C’est fait!» dit-elle au comte, pendant que la comtesse, tenant d’une main le portrait et de l’autre la lettre, les baisait tour à tour. Elle tendit les mains à son mari, embrassa sa tête chauve, par-dessus laquelle elle envoya un nouveau regard à la lettre et au portrait, et le repoussa doucement, pour approcher encore une fois la lettre et le portrait de ses lèvres. Véra, Natacha, Sonia, Pétia entrèrent au même moment, et on leur lut la lettre de Nicolas, dans laquelle il décrivait, en quelques lignes, la campagne, les deux batailles auxquelles il avait pris part, son avancement, et qui finissait par ces mots: «Je baise les mains à maman, et à papa, en demandant leur bénédiction, et j’embrasse Véra, Natacha et Pétia.» Il envoyait aussi ses compliments à M. Schelling, à MmeShoss, sa vieille bonne, et suppliait sa mère de vouloir bien donner de sa part un baiser à sa chère Sonia, à laquelle il pensait toujours autant, et qu’il aimait toujours. Sonia à ces mots devint pourpre, et ses yeux se remplirent de larmes. Ne pouvant soutenir les regards dirigés sur elle, elle se sauva dans la grande salle, en fit le tour, pirouetta sur ses talons comme une toupie, et, toute rayonnante de plaisir, elle fit le ballon avec sa robe, et s’accroupit sur le plancher. La comtesse pleurait.

      «Il n’y a pas de quoi pleurer, maman, dit Véra. Il faut se réjouir au contraire!»

      C’était juste, et cependant le comte, la comtesse, Natacha, tous la regardèrent d’un air de reproche:

      «De qui donc tient-elle?» se demanda la comtesse.

      La lettre du fils bien-aimé fut lue et relue une centaine de fois, et ceux qui désiraient en entendre le contenu devaient se rendre chez la comtesse, car elle ne s’en dessaisissait pas. Lorsque la comtesse en faisait la lecture aux gouverneurs, aux gouvernantes, à Mitenka, aux connaissances de la maison, c’était chaque fois pour elle une nouvelle jouissance, et chaque fois elle découvrait de nouvelles qualités à son Nicolas chéri. C’était si étrange en effet pour elle de se dire que ce fils qu’elle avait porté dans son sein, il y avait vingt ans, que ce fils à propos duquel elle se disputait avec son mari qui le gâtait, que cet enfant qu’elle croyait entendre bégayer «maman»… était là-bas, loin d’elle, dans un pays étranger, qu’il s’y conduisait en brave soldat, qu’il y remplissait sans mentor son devoir d’homme de cœur! L’expérience de tous les jours, qui nous montre le chemin parcouru insensiblement par les enfants, depuis le berceau jusqu’à l’âge d’homme, n’avait jamais existé pour elle. Chaque pas de son fils vers la virilité lui paraissait aussi merveilleux que s’il eût été le premier exemple d’un semblable développement.

      «Quel style, quelles jolies descriptions! Et quelle âme! Et sur lui-même, rien… aucun détail! Il parle d’un certain Denissow, et je suis sûre qu’il aura montré plus de courage qu’eux tous. Quel cœur! Je le disais toujours lorsqu’il était petit, toujours!»

      Pendant une semaine on ne s’occupa que de faire des brouillons, et d’écrire, et de recopier la lettre que toute la maison envoyait à Nicolouchka. Sous la surveillance de la comtesse et du comte, on préparait l’argent et les


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