Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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à l’avenir de te pomponner sans mon autorisation.

      — C’est moi, mon père, qui suis la coupable, dit la petite princesse en s’interposant.

      — Vous avez, madame, tous les droits possibles de vous parer à votre guise, lui répondit-il en lui faisant un profond salut, mais elle n’a pas besoin de se défigurer: elle est assez laide comme cela!…»

      Et il se rassit à sa place, sans s’occuper davantage de la princesse Marie, qui était prête à pleurer.

      «Je trouve au contraire que cette coiffure va fort bien à la princesse, dit le prince Basile.

      — Eh bien, dis donc, mon jeune prince… comment t’appelle-t-on? Viens ici, causons et faisons connaissance.

      — C’est maintenant que la farce va commencer, se dit Anatole en s’asseyant à côté de lui.

      — Ainsi donc, mon bon, on vous a élevé à l’étranger? Ce n’est pas comme nous, ton père et moi, auxquels un sacristain a enseigné à lire et à écrire!… Eh bien, dites-moi, mon ami, vous servez dans la garde à cheval à présent? Ajouta-t-il en le regardant fixement de très près.

      — Non, j’ai passé dans l’armée, répondit Anatole, qui réprimait avec peine une folle envie de rire.

      — Ah! Ah! C’est parfait! C’est donc que vous voulez servir l’Empereur et la patrie? On est à la guerre… un beau garçon comme cela doit servir, doit servir… au service actif!

      — Non, prince, le régiment est déjà en marche, et moi j’y suis attaché… – À quoi donc suis-je attaché, papa? Dit-il en riant à son père.

      — Il sert bien, ma foi: il demande à quoi il est attaché! Ha! Ha!»

      Et le vieux prince partit d’un éclat de rire, auquel Anatole fit écho, quand tout à coup le premier s’arrêta tout court et fronça violemment les sourcils:

      «Eh bien, va-t-en,» lui dit-il.

      Et Anatole alla rejoindre les dames.

      «Tu l’as fait élever à l’étranger, n’est-ce pas, prince Basile?

      — J’ai fait ce que j’ai pu, répondit le prince Basile, car l’éducation que l’on donne là-bas est infiniment supérieure.

      — Oui, tout est changé aujourd’hui, tout est nouveau!… Beau garçon, beau garçon! Allons chez moi.»

      À peine furent-ils arrivés dans son cabinet, que le prince Basile s’empressa de lui faire part de ses désirs et de ses espérances.

      «Crois-tu donc que je la tienne enchaînée, et que je ne puisse pas m’en séparer? Que se figurent-ils donc? S’écria-t-il avec colère; mais demain si elle veut, cela m’est bien égal! Seulement je veux mieux connaître mon gendre!… Tu connais mes principes: agis donc franchement. Je lui demanderai demain devant toi si elle veut, et dans ce cas il restera; il restera ici, je veux l’étudier!…»

      Et le vieux prince termina par son ébrouement habituel, en donnant à sa voix cette même intonation aiguë qu’il avait eue en prenant congé de son fils.

      «Je vous parlerai bien franchement, – dit le prince Basile, et il prit le ton matois de l’homme convaincu qu’il est inutile de ruser avec un auditeur trop clairvoyant, – car vous voyez au travers des gens. Anatole n’est pas un génie, mais c’est un honnête et brave garçon, c’est un bon fils.

      — Bien, bien, nous verrons!»

      À l’apparition d’Anatole, les trois femmes, qui vivaient solitaires, et privées depuis longtemps de la société des hommes, sentirent, toutes les trois également, que leur existence jusque-là avait été incomplète. La faculté de penser, de sentir, d’observer, se trouva décuplée en une seconde chez toutes les trois, et les ténèbres qui les enveloppaient s’éclairèrent tout à coup d’une lumière inattendue et vivifiante.

      La princesse Marie ne pensait plus ni à sa figure ni à sa malencontreuse coiffure, elle s’absorbait dans la contemplation de cet homme si beau et si franc, qui pouvait devenir son mari. Il lui paraissait bon, courageux, énergique, généreux; au moins en était-elle persuadée; mille rêveries de bonheur domestique s’élevaient dans son imagination: elle essayait de les chasser et de les cacher au fond de son cœur:

      «Ne suis-je pas trop froide? Pensait-elle; si je garde cette réserve, c’est parce que je me sens trop vivement attirée vers lui!… Il ne peut pourtant pas deviner ce que je pense, et croire qu’il m’est désagréable.»

      Et la princesse Marie faisait son possible pour être aimable, sans y réussir.

      «La pauvre fille! Elle est diablement laide!» pensait Anatole.

      MlleBourrienne avait aussi son petit lot de pensées éveillées en elle par la présence d’Anatole. La jolie jeune fille, qui n’avait ni position dans le monde, ni parents, ni amis, ni patrie, n’avait jamais songé sérieusement à être toute sa vie la lectrice du vieux prince et l’amie de la princesse Marie. Elle attendait depuis longtemps ce prince russe, qui, du premier coup d’œil, saurait apprécier sa supériorité sur ses jeunes compatriotes, laides et mal fagotées, s’éprendrait d’elle et l’enlèverait. MlleBourrienne s’était composée toute une petite histoire, qu’elle tenait d’une de ses tantes et que son imagination se complaisait à achever. C’était le roman d’une jeune fille séduite, que sa pauvre mère accablait de reproches, et souvent elle se sentait émue jusqu’aux larmes de ce récit fait à un séducteur imaginaire… Ce prince russe qui devait l’enlever était là… Il lui déclarerait son amour… elle mettrait en avant: «ma pauvre mère,» et il l’épouserait. C’est ainsi que MlleBourrienne imposait, chapitre par chapitre, son roman, tout en causant des merveilles de Paris. Elle n’avait aucun plan préconçu, mais tout était classé à l’avance dans sa tête, et tous ces éléments épars se groupaient autour d’Anatole, auquel elle voulait plaire à tout prix.

      Quant à la petite princesse, comme un vieux cheval de bataille qui, malgré son âge, dresse instinctivement l’oreille au son de la trompette, elle se préparait à faire une charge à fond de coquetterie, sans y mettre la moindre arrière-pensée, et sous la seule impulsion d’une gaieté naïve et étourdie. Anatole avait l’habitude, lorsqu’il se trouvait dans la société des femmes, de se poser en homme blasé et fatigué de leurs avances; mais, en voyant l’impression qu’il produisait sur celles-ci, il ne put s’empêcher d’éprouver une véritable satisfaction d’amour-propre, d’autant plus qu’il sentait déjà naître dans son cœur, pour la jolie et provocante MlleBourrienne, un de ces accès de passion sans frein qui s’emparaient de lui avec une violence irrésistible et l’entraînaient à commettre les actions les plus hardies et les plus brutales.

      Après le thé, la société avait passé dans le salon voisin; la princesse Marie fut priée de se mettre au piano. Anatole s’accouda sur l’instrument à côté de MlleBourrienne, et ses yeux pétillants et rieurs ne quittaient pas la princesse Marie, qui sentait avec une émotion de joie douloureuse ce regard fixé sur elle. Sa sonate favorite la transportait dans un monde de suaves harmonies intimes, dont la poésie devenait plus forte, plus vibrante, sous l’influence de ce regard. Il était dirigé sur elle, et cependant il ne s’adressait en réalité qu’au petit pied de MlleBourrienne, qu’Anatole pressait doucement du sien. Elle regardait aussi la princesse Marie, et dans ses beaux yeux trahissait également une expression de joie émue et mêlée d’espérance.

      «Comme elle m’aime, pensait la princesse, comme je suis heureuse et quel bonheur pour moi d’avoir une amie comme elle, et un mari comme lui!… Mais sera-t-il jamais mon mari?»

      Le soir après le souper, quand on se sépara, Anatole baisa la main de la princesse, qui trouva le courage de le regarder. Il baisa également la main de la jeune Française: ce n’était pas assurément convenable, mais il le fit avec son assurance habituelle. Elle rougit, tout effrayée, et regarda la princesse Marie:

      «Quelle


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