Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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lequel il se tenait crièrent à leur tour, Koutouzow recula de quelques pas et fronça le sourcil. Sur la route de Pratzen arrivait au galop un escadron de cavaliers de diverses couleurs, dont deux se détachaient en avant des autres; l’un, en uniforme noir, avec un plumet blanc, montait un cheval alezan à courte queue; l’autre, en uniforme blanc, était sur un cheval noir. C’étaient les deux empereurs et leur suite. Koutouzow, avec l’affectation d’un subordonné qui est à son poste, commanda aux troupes le silence, et, faisant le salut militaire, s’approcha de l’Empereur. Toute sa personne et ses manières, subitement métamorphosées, avaient pris l’apparence de cette soumission aveugle de l’inférieur, qui ne raisonne pas. Son respect affecté sembla frapper désagréablement l’empereur Alexandre, mais cette impression fugitive s’effaça aussitôt, pour ne laisser aucune trace sur sa jeune figure, rayonnante de bonheur. Son indisposition de quelques jours l’avait maigri, sans rien lui faire perdre de cet ensemble réellement séduisant de majesté et de douceur, qui se lisait sur sa bouche aux lèvres fines et dans ses beaux yeux bleus.

      S’il était majestueux à la revue d’Olmütz, ici il paraissait plus gai et plus ardent. La figure colorée par la course rapide qu’il venait de faire, il arrêta son cheval, et, respirant à pleins poumons, il se retourna vers sa suite aussi jeune, aussi animée que lui, composée de la fleur de la jeunesse austro-russe, des régiments d’armée et de la garde. Czartorisky, Novosiltsow, Volkonsky, Strogonow et d’autres en faisaient partie, et causaient en riant entre eux. Revêtus de brillants uniformes, montés sur de beaux chevaux bien dressés, ils se tenaient à quelques pas de l’empereur. Des écuyers tenaient en main, tout prêts pour les deux souverains, des chevaux de rechange aux housses brodées. L’empereur François, encore jeune, avec le teint vif, maigre, élancé, raide en selle sur son bel étalon, jetant des regards anxieux autour de lui, fit signe à un de ses aides de camp d’approcher. «Il va sûrement lui demander l’heure du départ,» se dit le prince André, en suivant les mouvements de son ancienne connaissance. Il se souvenait des questions que Sa Majesté Autrichienne lui avait adressées à Brünn.

      La vue de cette brillante jeunesse, pleine de sève et de confiance dans le succès, chassa aussitôt la disposition morose dans laquelle était l’état-major de Koutouzow: telle une fraîche brise des champs, pénétrant par la fenêtre ouverte, disperse au loin les lourdes vapeurs d’une chambre trop chaude.

      «Pourquoi ne commencez-vous pas, Michel Larionovitch?

      — J’attendais Votre Majesté,» dit Koutouzow, en s’inclinant respectueusement.

      L’Empereur se pencha de son côté comme s’il ne l’avait pas entendu.

      «J’attendais Votre Majesté, répéta Koutouzow, – et le prince André remarqua un mouvement de sa lèvre supérieure au moment où il prononça: «j’attendais»… – Les colonnes ne sont pas toutes réunies, sire.»

      Cette réponse déplut à l’Empereur; il haussa les épaules et regarda Novosiltsow, comme pour se plaindre de Koutouzow.

      «Nous ne sommes pourtant pas sur le Champ-de-Mars, Michel Larionovitch, où l’on attend pour commencer la revue que tous les régiments soient rassemblés, continua l’Empereur, en jetant cette fois un coup d’œil à l’empereur François comme pour l’inviter, sinon à prendre part à la conversation, au moins à l’écouter; mais ce dernier ne parut pas s’en préoccuper.

      «C’est justement pour cela, sire, que je ne commence pas, dit Koutouzow à haute et intelligible voix, car nous ne sommes pas à une revue, nous ne sommes pas sur le Champ-de-Mars.»

      À ces paroles, les officiers de la suite s’entre-regardèrent. «Il a beau être vieux, il ne devrait pas parler ainsi,» disaient clairement leurs figures, qui exprimaient la désapprobation.

      L’Empereur fixa son regard attentif et scrutateur sur Koutouzow, dans l’attente de ce qu’il allait sans doute ajouter. Celui-ci, inclinant respectueusement la tête, garda le silence. Ce silence dura une seconde, après laquelle, reprenant l’attitude et le ton d’un inférieur qui demande des ordres:

      «Du reste, si tel est le désir de Votre Majesté?» dit-il.

      Et appelant à lui le chef de la colonne, Miloradovitch, il lui donna l’ordre d’attaquer.

      Les rangs s’ébranlèrent, et deux bataillons de Novgorod et un bataillon du régiment d’Apchéron défilèrent.

      Au moment où passait le bataillon d’Apchéron, Miloradovitch s’élança en avant; son manteau était rejeté en arrière et laissait voir son uniforme chamarré de décorations. Le tricorne orné d’un immense panache posé de côté, il salua crânement l’Empereur en arrêtant court son cheval devant lui.

      «Avec l’aide de Dieu, général! Lui dit celui-ci.

      — Ma foi, sire, nous ferons tout ce que nous pourrons,» s’écria-t-il gaiement, tandis que la suite souriait de son étrange accent français.

      Miloradovitch fit faire volte-face à son cheval et se retrouva à quelques pas en arrière de l’Empereur. Les soldats, excités par la vue du tsar, marchaient en cadence d’un pas rapide et plein d’entrain.

      «Enfants! Leur cria tout à coup Miloradovitch, oubliant la présence de son souverain et partageant lui-même l’élan de ses braves, dont il avait été le compagnon sous le commandement de Souvarow… enfants! Ce n’est pas le premier village que vous allez enlever à la baïonnette!

      — Prêts à servir,» répondirent les soldats.

      À leurs cris, le cheval de l’Empereur, le même qu’il montait pendant les revues en Russie, eut comme un frisson d’inquiétude. Ici, sur le champ de bataille d’Austerlitz, surpris du voisinage de l’étalon noir de l’Empereur François, il dressait les oreilles au bruit inusité des décharges, sans en comprendre la signification, et sans se douter de ce que pensait et ressentait son auguste cavalier.

      L’Empereur sourit, en désignant à un de ses intimes les bataillons qui s’éloignaient.

      XVI

      Koutouzow, accompagné de ses aides de camp, suivit au pas les carabiniers.

      À une demi-verste de distance, il s’arrêta près d’une maison isolée, une auberge abandonnée sans doute, située à l’embranchement de deux routes qui descendaient toutes deux la montagne et qui étaient toutes deux couvertes de nos troupes.

      Le brouillard se dissipait, et on commençait à distinguer les masses confuses de l’armée ennemie sur les hauteurs d’en face. On entendait un feu très vif à gauche dans le vallon. Koutouzow causait avec le général autrichien; le prince André pria ce dernier de lui passer la longue-vue.

      «Voyez, voyez, disait l’étranger, voilà les Français!» Et il indiqua, non un point éloigné, mais le pied de la montagne qu’ils avaient devant eux.

      Les deux généraux et les aides de camp se passèrent fiévreusement la longue-vue. Une terreur involontaire se peignit sur leurs traits: les Français, qu’on croyait à deux verstes, s’étaient dressés inopinément devant eux!

      «C’est l’ennemi!… Mais non!… Mais certainement!… Comment est-ce possible?» dirent plusieurs voix…

      Et le prince André voyait à droite monter à la rencontre du régiment d’Apchéron une formidable colonne de Français, à cinq cents pas de l’endroit où ils se tenaient.

      «Voilà l’heure! Se dit-il… Il faut arrêter le régiment, Votre Haute Excellence!» À ce moment, une épaisse fumée couvrit tout le paysage, une forte décharge de mousqueterie retentit à leurs oreilles, et une voix haletante de frayeur s’écria à deux pas: «Fini, camarades, fini!…» Et, comme si un ordre émanait de cette voix, des masses énormes de soldats refoulés, se poussant, se bousculant, passèrent en fuyant, au même endroit, où, cinq minutes auparavant, ils avaient défilé devant les


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