Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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centaines de pas de là, il vit arriver au grand trot sur sa gauche, de façon à lui couper la route, une foule énorme de cavaliers, aux uniformes blancs et scintillants, montés sur des chevaux noirs. Lançant son cheval à toute bride, afin de leur laisser le champ libre, il y serait certainement parvenu, si la cavalerie n’avait pressé son allure; il la voyait gagner du terrain et entendait le bruit des chevaux, et le cliquetis des armes se rapprochait de plus en plus de lui. Au bout d’une minute à peine, il distinguait les visages des chevaliers-gardes qui allaient attaquer l’infanterie française: ils galopaient, tout en retenant leurs montures.

      Rostow entendit le commandement: «Marche! Marche! Donné par un officier qui lançait son pur-sang ventre à terre. Craignant d’être écrasé ou entraîné, Rostow longeait leur front au triple galop, dans l’espoir de traverser le terrain qu’il avait en vue, avant leur arrivée.

      Il craignait de ne pouvoir éviter le choc du dernier chevalier-garde, dont la haute taille contrastait avec sa frêle apparence. Il aurait été immanquablement foulé aux pieds, et son Bédouin avec lui, s’il n’avait eu l’heureuse inspiration de faire siffler son fouet devant les yeux de la belle et forte monture du chevalier-garde: elle tressaillit et dressa les oreilles; mais, à un vigoureux coup d’éperon de son cavalier, Bédouin releva la queue et, tendant le cou, s’élança encore plus rapide. À peine Rostow les avait-il distancés qu’il entendit crier: «Hourra!» et, se retournant, il vit les premiers rangs s’engouffrer dans un régiment d’infanterie française, aux épaulettes rouges. L’épaisse fumée d’un canon invisible les déroba aussitôt à sa vue.

      C’était cette brillante et fameuse charge des chevaliers-gardes tant admirée des Français eux-mêmes! Avec quel serrement de cœur n’entendit-il pas raconter, plus tard, que de toute cette masse de beaux hommes, de toute cette brillante fleur de jeunesse, riche, élégante, montée sur des chevaux de prix, officiers et junkers, qui l’avaient dépassé dans un galop furieux, il ne restait que dix-huit hommes!

      «Mon heure viendra, je n’ai rien à leur envier, se disait Rostow en s’éloignant. Peut-être vais-je voir l’Empereur.»

      Atteignant enfin notre infanterie de la garde, il se trouva au milieu des boulets, qu’il devina plutôt qu’il ne les entendit, en voyant les figures inquiètes des soldats et l’expression grave et plus contenue des officiers.

      Une voix, celle de Boris, lui cria tout à coup:

      «Rostow! Qu’en dis-tu? Nous voilà aux premières loges! Notre régiment a été rudement engagé!»

      Et il souriait de cet heureux sourire de la jeunesse, qui vient le recevoir le baptême du feu. Rostow s’arrêta:

      «Eh bien! Et quoi?

      — Repoussés!» répondit Boris, devenu bavard.

      Et là-dessus il lui raconta comment la garde, voyant des troupes devant elle et les ayant prises pour des Autrichiens, le sifflement des boulets leur avait prouvé bientôt qu’ils formaient la première ligne et qu’ils devaient attaquer.

      «Où vas-tu? Lui demanda Boris.

      — Trouver le commandant en chef.

      — Le voilà! Lui répondit Boris en lui indiquant le grand-duc Constantin à cent pas d’eux, en uniforme de chevalier-garde, la tête dans les épaules, les sourcils froncés, criant et gesticulant contre un officier autrichien, blanc et blême.

      — Mais c’est le grand-duc, et je cherche le général en chef ou l’Empereur, dit Rostow en s’éloignant.

      — Comte, comte, lui cria Berg, en lui montrant sa main enveloppée d’un mouchoir ensanglanté, je suis blessé au poignet droit, et je suis resté à mon rang! Voyez, comte, je suis obligé de tenir mon épée de la main gauche! Dans ma famille tous les «Von Berg» ont été des chevaliers!»

      Et Berg continuait à parler que Rostow était déjà loin.

      Franchissant un espace désert, pour ne pas se trouver exposé au feu de l’ennemi, il suivit la ligne des réserves, en s’éloignant par là du centre de l’action. Tout à coup devant lui et sur les derrières de nos troupes, dans un endroit où l’on ne pouvait guère supposer la présence des Français, il entendit tout près de lui une vive fusillade.

      «Qu’est-ce que cela peut être? Se demanda-t-il. L’ennemi sur nos derrières?… C’est impossible, – et une peur folle s’empara de lui à la pensée de l’issue possible de la bataille… – Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à l’éviter, il faut que je découvre le général en chef, et, si tout est perdu, il ne me reste qu’à mourir avec eux.»

      Le noir pressentiment qui l’avait envahi se confirmait chaque pas qu’il faisait sur le terrain occupé par les troupes de toute arme derrière le village de Pratzen.

      «Que veut dire cela? Sur qui tire-t-on? Qui tire? Se demandait Rostow en rencontrant des soldats russes et autrichiens qui fuyaient en courant pêle-mêle.

      — Le diable sait ce qui en est! Il a battu tout le monde! Tout est perdu! Lui répondirent en russe, en allemand, en tchèque tous ces fuyards, comprenant aussi peu que lui ce qui se passait autour d’eux.

      — Qu’ils soient rossés, ces Allemands!

      — Que le diable les écorche, ces traîtres!» répondit un autre.

      — Que le diable emporte ces Russes!» grommelait un Allemand.

      Quelques blessés se traînaient le long du chemin. Les jurons, les cris, les gémissements se confondaient en un écho prolongé et sinistre. La fusillade avait cessé, et Rostow apprit plus tard que les fuyards allemands et russes avaient tiré les uns sur les autres.

      «Mon Dieu! Se disait Rostow, et l’Empereur qui peut, d’un moment à l’autre, voir cette débandade!… Ce ne sont que quelques misérables sans doute! Ça ne se peut pas, ça ne se peut pas; il faut les dépasser au plus vite!»

      La pensée d’une complète déroute ne pouvait lui entrer dans l’esprit, malgré la vue des batteries et des troupes françaises sur le plateau de Pratzen, sur le plateau même où on lui avait enjoint d’aller trouver l’Empereur et le général en chef.

      XVIII

      Aux environs du village de Pratzen, pas un chef n’était visible. Rostow n’y aperçut que des troupes fuyant à la débandade. Sur la grande route, des calèches, des voitures de toute espèce, des soldats russes, autrichiens, de toute arme, blessés et non blessés, défilèrent devant lui. Toute cette foule se pressait, bourdonnait, fourmillait et mêlait ses cris au son sinistre des bombes lancées par les bouches à feu françaises des hauteurs de Pratzen.

      «Où est l’Empereur? Où est Koutouzow?» demandait-il au hasard sans obtenir de réponse.

      Enfin, attrapant un soldat au collet, il le força à l’écouter: «Hé! L’ami! Il y a longtemps qu’ils sont tous là-bas, qu’ils ont filé en avant,» lui répondit le soldat en riant.

      Lâchant ce soldat, évidemment ivre, Rostow arrêta un domestique militaire, qui lui semblait devoir être écuyer d’un personnage haut placé. Le domestique lui raconta que l’Empereur avait passé en voiture sur cette route une heure auparavant à fond de train, et qu’il était dangereusement blessé. «C’est impossible, ce n’était pas lui, dit Rostow. – Je l’ai vu de mes propres yeux, répondit le domestique avec un sourire malin. Il y a assez longtemps que je le connais: combien de fois ne l’ai-je pas vu à Pétersbourg. Il était très pâle, dans le fond de sa voiture. Comme il les avait lancés ses quatre chevaux noirs, Ilia Ivanitch! On dirait que je ne le connais pas, ces chevaux, et que l’Empereur peut avoir un autre cocher qu’Ilia Ivanitch!

      — Qui cherchez-vous? Lui demanda, quelques pas plus loin, un officier blessé… le général en chef? Il a été tué par un boulet dans la poitrine, devant notre régiment!

      —


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