Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


Скачать книгу
yeux fixés sur Napoléon, il pensait à l’insignifiance de la grandeur, à l’insignifiance de vie, dont personne ne comprenait le but, à l’insignifiance encore plus grande de la mort, dont le sens restait caché et impénétrable aux vivants!

      «Qu’on s’occupe de ces messieurs, dit Napoléon sans attendre la réponse du prince André, qu’on les mène au bivouac et que le docteur Larrey examine leurs blessures. Au revoir, prince Repnine!» Et il les quitta, les traits illuminés par le bonheur.

      Témoins de la bienveillance de l’Empereur envers les prisonniers, les soldats qui portaient le prince André, et qui lui avaient enlevé la petite image suspendue à son cou par sa sœur, s’empressèrent de la lui rendre; il la trouva subitement posée sur sa poitrine au-dessus de son uniforme, sans savoir par qui et comment elle y avait été remise.

      «Quel bonheur ce serait, pensa-t-il en se rappelant le profond sentiment de vénération de sa sœur, quel bonheur ce serait, si tout était aussi simple, aussi clair que Marie semble le croire! Comme il serait bon de savoir où chercher aide et secours dans cette vie, et ce qui nous attend après la mort!… Je serais si heureux, si calme si je pouvais dire: Seigneur, ayez pitié de moi!… Mais à qui le dirais-je? Ou cette force incommensurable, incompréhensible, à laquelle je ne puis ni m’adresser, ni exprimer ce que je sens, est le grand Tout, ou bien c’est le néant, ou bien c’est ce Dieu qui est renfermé ici dans cette image de Marie! Rien, rien n’est certain, sinon le peu de valeur de ce qui est à la portée de mon intelligence et la majesté de cet inconnu insondable, le seul réel peut-être et le seul grand!»

      Le brancard fut emporté, et, à chaque secousse, il sentait une douleur intense, augmentée par la fièvre et le délire qui s’emparaient de lui. Il revoyait son père, sa sœur, sa femme, ce fils qui allait lui naître, la petite et insignifiante personne de Napoléon, et toutes ces images passaient et repassaient sur l’azur de ce ciel bleu et profond, qui se mêlait à toutes ses fiévreuses hallucinations. Il lui semblait déjà jouir à Lissy-Gory de la vie de famille calme et tranquille, lorsqu’apparaissait tout à coup à ses yeux un petit Napoléon, dont le regard indifférent, heureux du malheur d’autrui, le pénétrait de doute et de souffrance… et il se tournait vers son ciel idéal, qui seul lui promettait l’apaisement! Vers le matin, tous ces rêves se mêlèrent et se confondirent dans les ténèbres et le chaos d’un état d’inconscience complète, qui, selon l’avis de Larrey (médecin de Napoléon), devait se terminer par la mort plutôt que par la guérison.

      «C’est un sujet nerveux et bilieux, dit Larrey, il n’en réchappera pas!» Et le prince André fut confié, avec quelques autres blessés qui ne laissaient plus d’espoir, aux soins des habitants du pays.

      CHAPITRE IV

       I

       II

       III

       IV

       V

       VI

       VII

       VIII

       IX

       X

       XI

       XII

       XIII

       XIV

       XV

       XVI

      I

      Au commencement de l’année 1806, Nicolas Rostow et Denissow retournèrent chez eux en congé. Comme ce dernier allait à Voronège, Rostow lui proposa de faire avec lui la route jusqu’à Moscou, et même de s’y arrêter quelques jours chez ses parents. À l’avant-dernier relais, Denissow fêta la rencontre d’un ancien camarade, en vidant avec lui trois bouteilles de vin: aussi, malgré les terribles secousses qui le cahotaient dans le traîneau où il était couché tout de son long, il ne se réveilla pas un instant. Plus ils approchaient, plus l’impatience de Rostow augmentait:

      «Plus vite, plus vite! Oh! Ces rues interminables, ces magasins, ces vendeurs de kalatch9, ces lanternes, ces isvostchiki! Se disait-il après avoir passé la barrière, où l’on avait inscrit leurs noms et leur arrivée en congé… – Denissow, nous y sommes! Il dort! – et il se pencha en avant, comme si, par ce mouvement, il pouvait augmenter la vitesse de leur course. – Voilà le carrefour où se tient Zakhar l’isvostchiki, et voilà Zakhar lui-même et son cheval!… Ah! Voilà la boutique où j’achetais du pain d’épice! Quand donc arriverons-nous? Va donc!

      — Où faut-il s’arrêter? Demanda le postillon.

      — Mais là-bas au bout, à ce grand bâtiment! Comment, ne le vois-tu pas? Tu sais pourtant bien que c’est notre maison! – Denissow! Denissow! Nous arrivons!»

      Denissow souleva la tête et toussa sans répondre.

      «Dmitri, dit Rostow en s’adressant au laquais assis près du cocher, est-ce bien chez nous cette lumière?

      — Oh! Que oui, c’est dans le cabinet de votre père.

      — Ils ne seront pas encore couchés? Hein, qu’en penses-tu?… À propos, n’oublie pas de déballer aussitôt mon nouvel uniforme, – et il passa la main sur sa jeune moustache… – Eh bien donc, en avant! Réveille-toi donc, Vasia…!

      Mais Denissow s’était de nouveau endormi.

      «Marche! Marche! Trois roubles de pourboire!» s’écria Rostow, qui, à quelques pas de chez lui, croyait ne jamais arriver. Le traîneau prit sur la droite et s’arrêta devant le perron. Rostow reconnut la corniche ébréchée, la borne du trottoir, et s’élança hors du traîneau avant qu’il se fût arrêté. Il franchit les marches d’un bond. L’extérieur de la maison était aussi froid, aussi calme que par le passé. Que faisait à ces murs de pierre l’arrivée ou le départ? Personne dans le vestibule! «Mon Dieu! Serait-il arrivé quelque chose?» se dit Rostow avec un serrement de cœur; il s’arrêta une minute, puis reprit sa course dans l’escalier aux marches usées, qu’il connaissait si bien. «Et voilà le même bouton de porte déjeté, dont la malpropreté agaçait toujours la comtesse, et voilà l’antichambre!» Elle n’était éclairée dans ce moment que par une chandelle.

      Le vieux Michel dormait sur une banquette, et Procope, le laquais, cet athlète d’une force proverbiale qui soulevait l’arrière-train d’une voiture, tressait dans un coin des chaussures en écorce. Il se retourna au bruit de la porte qui s’ouvrait avec fracas, et sa figure endormie et insouciante exprima subitement une joie mêlée de terreur:

      «Ah! Notre père et les saints archanges! Le jeune comte!


Скачать книгу