Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
que pour lui, et lui faisaient éprouver une des plus douces jouissances de sa vie; aussi la brûlure du bras, comme témoignage d’affection, lui parut-elle toute simple: il le comprenait sans s’en étonner.
«Et bien, et après? C’est tout?
— Nous sommes si liées, si liées, que ceci n’est rien… ce ne sont que des folies… nous sommes amies pour toujours! Quand elle aime quelqu’un, c’est pour la vie; quant à moi, je ne la comprends pas, j’oublie tout de suite.
— Eh bien, et puis?
— Eh bien, elle t’aime comme elle m’aime!» Natacha rougit. – Tu dois te rappeler, tu sais, avant ton départ… Eh bien, elle assure que tu oublieras tout cela… Et elle dit: «Je l’aimerai, moi, toujours; mais lui il faut qu’il soit libre!» N’est-ce pas que c’est beau et que c’est noble, bien noble, n’est-ce pas?»
Et Natacha demandait cela avec un tel sérieux et avec une telle émotion, qu’on voyait bien qu’elle devait s’être attendrie plus d’une fois déjà sur ce sujet. Rostow réfléchit quelques secondes.
«Je ne reprends pas ma parole, dit-il. Et puis, Sonia est si ravissante, qu’il faudrait être un triple imbécile pour refuser un honneur pareil…
— Non, non, s’écria Natacha. Nous en avons déjà parlé. Nous étions sûres, vois-tu, que tu répondrais ainsi. Mais cela ne se peut pas, parce que, comprends-le bien, si tu te regardes seulement comme lié par ta parole, il en résulte qu’elle a l’air de l’avoir dit exprès… Tu l’épouseras alors par point d’honneur, et ce ne sera plus du tout la même chose.»
Rostow ne trouva rien à redire: Sonia l’avait frappé la veille par sa beauté, et ce matin elle lui avait semblé encore plus jolie. Elle avait seize ans, elle l’aimait avec passion, et il en était sûr! Pourquoi ne pas l’aimer dès lors, même en ajournant toute idée de mariage? «J’ai encore tant de plaisirs et de jouissances inconnues devant moi! Se disait-il. Oui, c’est très bien combiné, il ne faut pas s’engager.»
«C’est parfait, nous en causerons plus tard, dit-il à haute voix… Mais comme je suis content de te revoir! Et toi, es-tu restée fidèle à Boris?
— Ah! Quelle folie! S’écria Natacha en riant. Je ne pense, ni à lui, ni à personne, et je n’en veux rien savoir.
— Bravo! Mais alors…
— Moi, dit Natacha? – et un sourire éclaira son petit visage. As-tu vu Duport, le fameux danseur? Non! Alors tu ne comprendras pas, regarde! – Natacha, arrondissant les bras et levant le coin de sa robe, s’élança, se retourna, fit un entrechat, puis deux, et, s’élevant sur les pointes, fit ainsi quelques pas. – Je me tiens, tu vois, sur mes pointes! Tu le vois? Eh bien, jamais je ne me marierai, je me ferai danseuse. Seulement n’en parle pas!»
Rostow éclata d’un rire si joyeux et si franc, que Denissow le lui envia, et Natacha ne put s’empêcher de le partager.
«Qu’en dis-tu? C’est bien, n’est-ce pas?
— Comment! Si c’est bien?… Tu ne veux donc plus épouser Boris?»
Elle devint pourpre:
«Je ne veux épouser personne, et je le lui dirai à lui-même, lorsque je le verrai.
— Oui da! Dit Rostow.
— Bah! Ce sont des folies, continua-t-elle en riant… et ton Denissow, est-il bon?
— Très bon.
— Eh bien, adieu, habille-toi… Et il n’est pas effrayant, ton Denissow?
— Pourquoi effrayant?… Vaska est un brave garçon.
— Tu l’appelles Vaska? Comme c’est drôle!… Et il est vraiment bon?
— Mais oui!
— Adieu, dépêche-toi, et viens prendre le thé… tous ensemble!»
Natacha quitta la chambre sur la pointe des pieds comme une véritable danseuse, et en souriant comme une petite fille de quinze ans. Rostow se rendit bientôt au salon, où il trouva Sonia; il rougit et ne sut comment l’aborder. Ils s’étaient embrassés la veille dans leur première explosion de joie, mais aujourd’hui ils comprenaient que ce n’était plus possible; il sentait poser sur lui le regard interrogateur de sa mère et de ses sœurs, qui cherchaient à pressentir ce qu’il allait faire. Il lui baisa la main et lui dit «vous», tandis que leurs yeux, se rencontrant, semblaient se tutoyer et s’embrasser avec tendresse; ceux de Sonia semblaient implorer son pardon, pour avoir osé lui rappeler sa promesse par l’intermédiaire de Natacha et le remercier de son amour. Lui, de son côté, la remerciait de l’avoir dégagé de sa parole et lui disait qu’il ne cesserait jamais de l’aimer, parce que la voir c’était l’aimer.
«Voilà qui est singulier, dit Véra, profitant d’un moment de silence général: Sonia et Nicolas se disent «vous,» comme des étrangers.» Elle avait dit juste comme toujours, mais comme toujours aussi elle avait parlé mal à propos, et chacun, sans en excepter la vieille comtesse, qui voyait dans cet amour un obstacle à un brillant mariage pour son fils, rougit d’un air embarrassé. Denissow entra au même moment, vêtu d’un nouvel uniforme, pommadé, parfumé, frisé comme un jour de bataille, et son amabilité inusitée avec les dames causa à Rostow une profonde surprise.
II
Revenu de l’armée, Nicolas Rostow fut reçu, par sa famille, en fils chéri, en héros; par sa parenté, en jeune homme distingué et bien élevé; par ses connaissances, comme un charmant lieutenant de hussards, danseur élégant et l’un des plus beaux partis de Moscou.
Les Rostow comptaient tout Moscou au nombre de leurs habitués. Le comte, qui avait renouvelé à la Banque l’engagement de ses terres, était complètement à flot cette année, et Nicolas, devenu propriétaire d’un superbe trotteur, poussait le genre jusqu’à porter un pantalon comme personne n’en avait encore vu dans la ville, et des bottes à la mode, aux points relevées, avec de petits éperons en argent. Il passait gaiement son temps, et éprouvait ce sentiment du bien-être retrouvé que l’on ressent si vivement lorsqu’on en a été longtemps privé. Grandi et devenu homme à ses propres yeux, le souvenir de son désespoir, quand il avait manqué son examen de catéchisme, de l’emprunt fait à Gavrilo l’isvostohik, des baisers échangés en secret avec Sonia, tout cela ne lui semblait qu’un enfantillage qui se perdait bien loin derrière lui; tandis que maintenant il était un lieutenant de hussards avec le dolman argenté, la croix de soldat de Saint-Georges sur la poitrine; il avait un beau trotteur qu’il entraînait pour les courses de société, en compagnie d’amateurs connus, âgés et respectables; il avait lié connaissance avec une dame qui demeurait sur le boulevard et chez laquelle il passait ses soirées; enfin, il dirigeait la mazurka au bal des Arkharow, parlait guerre avec le feld-maréchal Kamenski, dînait au club anglais, et tutoyait un colonel de quarante ans, ami de Denissow.
Comme il n’avait pas vu l’Empereur depuis longtemps, la passion qu’il éprouvait autrefois pour lui s’était affaiblie, mais il aimait à en parler et à laisser croire que son dévouement avait un motif inexplicable pour le commun des mortels, tout en partageant, au fond de son cœur, l’adoration dont Moscou, qui avait décerné à l’empereur Alexandre le surnom d’«Ange terrestre», entourait son souverain bien-aimé.
Pendant son court séjour dans sa famille, Rostow s’était plutôt éloigné que rapproché de Sonia, malgré sa beauté, ses attraits et l’amour qui éclatait dans toute sa personne. Il passait par cette phase de jeunesse où chaque minute est si emplie, que le jeune homme n’a pas le temps de penser à aimer. Il craignait de s’engager, il était jaloux de cette indépendance qui pouvait seule lui permettre de réaliser tous ses désirs, et il se disait à la vue de Sonia: «J’en trouverai beaucoup comme elle, beaucoup qui me sont encore inconnues! Il sera toujours temps d’aimer et de m’en occuper plus tard.»