Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
la patrie sois le rempart,
Comme tu es César sur le champ de bataille!
C’en est fait, l’heureux Napoléon
Sait aujourd’hui ce qu’est Bagration,
Et n’osera plus se mesurer avec les Achilles russes!…»
Il n’avait pas achevé sa période que le maître d’hôtel annonça d’une voix retentissante:
«Le dîner est servi!»
Les portes s’ouvrirent, et l’on entendit dans la salle à manger les sons de l’orchestre qui jouait la fameuse polonaise: Qu’il éclate le tonnerre des victoires, et que le Russe, vaillant se réjouisse!
Le comte Rostow, impatienté contre le malencontreux auteur, s’avança vers Bagration et lui fit un profond salut. Comme, pour le moment, le dîner était plus intéressant que la poésie, tous se levèrent, et se rendirent, Bagration en tête, dans la salle à manger. L’illustre général occupait la place d’honneur entre Béklechow et Narischkine, ayant tous deux le prénom d’Alexandre, ce qui était une allusion délicate au nom même de l’Empereur. Trois cents personnes s’assirent à cette longue table, selon leur rang et leurs dignités, les plus notables à côté de l’hôte qu’on fêtait.
Un peu avant le dîner, le comte Ilia Andréïévitch lui avait présenté son fils, et il regardait autour de lui avec une orgueilleuse satisfaction, pendant que Bagration, qui avait reconnu Nicolas, lui balbutiait quelques mots inintelligibles.
Denissow, Rostow et Dologhow avaient pris place au milieu de la table, en face de Pierre et de Nesvitsky. Le vieux comte, assis vis-à-vis de Bagration, faisait, avec les autres directeurs, les honneurs du dîner, et ils représentaient en leurs personnes la bienveillante hospitalité de Moscou.
Toute la peine que s’était donnée le comte était couronnée de succès. Bien que les deux dîners, le dîner gras et le dîner maigre, fussent tous deux exquis et admirablement réussis, il ne cessa, jusqu’à la fin du repas, d’éprouver un inquiétude involontaire qui se traduisait, à l’apparition de chaque nouveau plat, par un signe au sommelier ou un mot à l’oreille du laquais placé debout derrière lui. Le gigantesque sterlet, dont la vue le fit rougir d’une modeste fierté, venait à peine de faire son entrée, que les bouteilles furent débouchées sur toute la ligne, et le champagne coula à flots dans les verres. Lorsque l’émotion produite par le poisson fut un peu calmée, le comte Ilia Andréïévitch se concerta avec les autres directeurs.
«Il est temps, leur dit-il, de porter la première santé, car il y en aura beaucoup!…»
Et il se leva, le verre à la main. On se tut pour écouter ce qu’il allait dire:
«À la santé de Sa Majesté l’Empereur!» s’écria-t-il, les yeux humides de larmes de joie et d’enthousiasme, et l’orchestre éclata en fanfares. On se leva, on cria hourra! Bagration répondit par un hourra aussi éclatant que celui qu’il avait poussé à Schöngraben, et la voix de Rostow se fit entendre au-dessus des voix des trois cents autres convives. Ému, sur le point de pleurer, il ne cessait de répéter: «À la santé de Sa Majesté l’Empereur!» et, vidant son verre d’un trait, il le jeta sur le parquet. Plusieurs suivirent son exemple et les cris retentirent de plus belle. Lorsqu’enfin le silence se rétablit, les domestiques ramassèrent les cristaux brisés, et chacun se rassit, heureux du bruit qu’il avait fait. Le comte Ilia Andréïévitch, jetant un regard sur la liste posée à côté de son assiette, se releva et porta la santé du héros de notre dernière campagne, le prince Pierre Ivanovitch Bagration! De nouveau ses yeux se remplirent de larmes, et de nouveau un hourra répété par trois cents voix répondit à son toast; mais, au lieu de l’orchestre, ce fut cette fois un chœur de chanteurs qui entonna la cantate composée par Paul Ivanovitch Koutouzow:
«Les Russes ne connaissent pas d’obstacles,
De la victoire leur valeur est le gage,
Car nous avons des Bagration,
Et les ennemis sont à nos pieds, etc.»
Les chants avaient à peine cessé, qu’on reprit la kyrielle des toasts.
Le vieux comte continuait à s’attendrir; on brisait de plus en plus les assiettes et les verres, et on criait à en perdre la voix. On avait bu à la santé de Béklechow, de Narischkine, d’Ouvarow, de Dolgoroukow, d’Apraxine, de Valouïew, à la santé des directeurs, des membres du club, des invités, et enfin à celle de l’organisateur du dîner, le comte Ilia Andréïévitch, qui, dès les premiers mots de ce toast, vaincu par son émotion, tira son mouchoir, y cacha sa figure et fondit complètement en larmes.
IV
Pierre buvait et mangeait beaucoup, avec son avidité habituelle. Mais, ce jour-là, silencieux, morose et abattu, il regardait d’un air distrait autour de lui et semblait ne rien entendre. Rien qu’à le voir ainsi préoccupé, ses amis devinaient sans peine qu’il était absorbé par quelque question accablante et insoluble.
Cette question, qui tourmentait à la fois son cœur et son esprit, c’étaient les allusions de la princesse Catherine, sa cousine, au sujet de l’intimité de Dologhow avec sa femme.
Le matin même, il avait reçu une lettre anonyme écrite sur le ton de grossière raillerie propre à ce genre de lettres, dans laquelle on lui disait que ses lunettes lui étaient bien inutiles, puisque la liaison de sa femme et de Dologhow n’était un mystère que pour lui seul. Il n’avait ajouté foi ni à la lettre ni aux allusions de sa cousine; mais la vue de Dologhow, assis en face de lui, lui causait un invincible malaise. Chaque fois que ses beaux yeux impudents rencontraient ceux de Pierre, ils faisaient naître dans l’âme de ce dernier un sentiment effroyable, monstrueux, et il se détournait brusquement. En se rappelant le passé que l’on prêtait à Hélène et ses relations actuelles avec Dologhow, il comprenait qu’il aurait pu y avoir quelque chose de vrai dans la lettre anonyme, s’il ne s’était pas agi de sa femme. Pierre se rappela involontairement la première visite de Dologhow, et comment, en souvenir de leurs anciennes folies, il lui avait prêté de l’argent, comment il l’avait installé dans sa maison, comment Hélène, sans se départir de son éternel sourire, lui avait exprimé son ennui de cet arrangement, et comment Dologhow, qui ne cessait de lui vanter avec cynisme la beauté de sa femme, ne les avait plus quittés d’une semelle depuis ce jour-là.
«Il est très beau, c’est vrai, se disait Pierre… et je sais qu’il éprouverait une jouissance toute particulière à déshonorer mon nom, à se jouer de moi, précisément à cause des services que je lui ai rendus; oui, je comprends combien il trouverait, piquant de me tromper de la sorte, mais je n’y crois pas, je n’ai pas le droit d’y croire!»
Il avait souvent été frappé de l’expression méchante de, la figure de Dologhow, comme le jour où ils avaient jeté à l’eau l’ours et l’officier de police, ou bien lorsqu’il provoquait quelqu’un sans raison, ou qu’il tuait d’un coup de pistolet le cheval d’un isvostchik, et aujourd’hui, lorsque leurs yeux se rencontraient, il retrouvait dans son regard cette même expression. «Oui, c’est un bretteur; tuer un homme est le dernier de ses soucis; il se dit que chacun a peur de lui, et moi tout le premier… et cela doit lui faire plaisir… Et au fond c’est vrai… J’ai peur de lui!» Ainsi pensait Pierre, pendant que Rostow s’entretenait gaiement avec ses deux amis, Denissow et Dologhow, dont l’un était un brave hussard et l’autre un franc vaurien. Leur bruyant trio faisait un singulier contraste avec la personne massive, sérieuse et préoccupée de Pierre, pour lequel Rostow d’ailleurs n’avait pas de sympathie: primo, c’était un pékin millionnaire, le mari d’une beauté à la mode, et une poule mouillée, trois crimes irrémissibles à ses yeux de hussard; secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu son salut, et lorsqu’on avait porté la santé de l’Empereur, abîmé dans ses réflexions, Pierre ne s’était pas levé!
«Eh bien, et vous?