Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


Скачать книгу
avec effort: prie!…» Pierre, retenant avec peine un sanglot, allait s’approcher de lui, lorsqu’il lui cria: «À la barrière!» Pierre comprit et s’arrêta. Ils n’étaient plus qu’à dix pas l’un de l’autre. Dologhow plongea sa tête dans la neige, en remplit sa bouche avec avidité, se redressa sur son séant et chercha à retrouver son équilibre, tout en ne cessant de sucer et de manger cette neige glacée. Ses lèvres frissonnaient, mais ses yeux brillaient de l’éclat de la haine, et, réunissant toutes ses forces dans un dernier effort, il leva son pistolet et visa lentement.

      «De côté, couvrez-vous du pistolet, s’écria Nesvitsky.

      — Couvrez-vous donc!» s’écria malgré lui Denissow, bien qu’il fût le témoin de Dologhow.

      Pierre, avec un doux sourire de pitié et de regret, s’était abandonné sans défense et offrait sa large poitrine au pistolet de Dologhow, qu’il regardait tristement. Les trois témoins fermèrent les yeux. Le coup partit, et Dologhow, s’écriant avec férocité: «Manqué!» retomba la face contre terre.

      Pierre se prit la tête dans les mains et, retournant sur ses pas, entra dans la forêt en marchant dans la neige à grandes enjambées.

      «C’est bête… c’est bête! Disait-il. Mort? Ce n’est pas vrai!»

      Nesvitsky le rejoignit et le conduisit chez lui.

      Rostow et Denissow emmenèrent Dologhow, qui, grièvement blessé et étendu au fond du traîneau, restait immobile, les yeux fermés, sans répondre à leurs questions; ils étaient à peine rentrés en ville qu’il revint à lui, et, relevant péniblement la tête, il prit la main de Rostow, qui fut frappé du changement complet de l’expression de sa figure, devenue douce et attendrie.

      «Comment te sens-tu?

      — Mal! Mais ce n’est pas là l’important. Mon ami, dit-il d’une voix entrecoupée, où sommes-nous? À Moscou, n’est-ce pas? Écoute, … je l’ai tuée, elle… elle ne le supportera pas, elle ne le supportera pas!

      — Mais qui donc? Dit Rostow surpris.

      — Ma mère, ma pauvre mère, ma mère adorée!»

      Et Dologhow éclata en sanglots. Quand il fut un peu calmé, il expliqua à Rostow qu’il vivait avec sa mère, que, si elle le voyait mourant, elle ne survivrait pas à sa douleur, et le supplia d’aller la prévenir, ce que Rostow fit aussitôt, tout en apprenant, à sa grande stupéfaction, que ce mauvais sujet, ce bretteur, demeurait avec une vieille mère et une sœur bossue, et qu’il était pour elles le plus tendre des fils et le meilleur des frères.

      VI

      Les tête-à-tête de Pierre et de sa femme étaient devenus de plus en plus rares, surtout depuis les dernières semaines. À Moscou, comme à Pétersbourg, leur maison était remplie de monde du matin au soir. La nuit qui suivit le duel, au lieu d’aller retrouver sa femme dans sa chambre à coucher, il la passa, comme il lui arrivait du reste souvent, dans le grand cabinet de son père, celui-là même où le vieux comte était mort.

      Se jetant sur le canapé, il essaya de dormir pour oublier tout ce qui venait de lui arriver; mais il s’éleva dans son âme une telle tempête de sensations, de pensées, de souvenirs, que non seulement il lui fut impossible de fermer les yeux, mais même de rester en place. Il se leva et se mit à arpenter sa chambre à pas saccadés, tantôt il pensait aux premiers temps leur mariage, à ses belles épaules, à son regard langoureux et passionné; tantôt il voyait se dresser à côté d’elle Dologhow, beau, impudent, avec son sourire diabolique, tel qu’il l’avait vu au dîner du club; tantôt il le revoyait pâle, frissonnant, défait et s’affaissant sur la neige.

      «Et après tout, se disait-il, j’ai tué son amant… oui, l’amant de ma femme! Comment cela s’est-il fait? – C’est arrivé, parce que tu l’as épousée, lui répondait une voix intérieure. – Mais en quoi suis-je donc coupable? – Tu es coupable de l’avoir épousée sans l’aimer, continuait la voix; tu l’as trompée, car tu t’es aveuglé volontairement.» Et ce moment, cette minute où il lui avait dit avec tant d’effort: «Je vous aime!» se retraça vivement à sa mémoire. «Oui, là était la faute! Je sentais bien alors que je n’avais pas le droit de le lui dire.» Il se rappela en rougissant sa lune de miel, un incident surtout, dont le souvenir l’humiliait aujourd’hui; peu de temps après son mariage, sortant vers midi de leur chambre à coucher, et vêtu d’une élégante robe de chambre, il avait trouvé dans son cabinet son intendant en chef qui, en le saluant respectueusement, avait légèrement souri de le voir dans ce négligé, comme pour lui témoigner la part qu’il prenait à son bonheur.

      «Et que de fois n’ai-je pas été fier d’elle, de son tact si fin, fier de notre intérieur où elle recevait toute la ville, fier surtout de sa majestueuse et inaccessible beauté! Je croyais ne pas la comprendre, et je m’étonnais de ne pas l’aimer. Quand j’étudiais son caractère, je me disais que c’était ma faute, si je ne comprenais pas cette impassibilité absolue, cette absence de tout désir, de tout intérêt… et maintenant je connais le mot terrible de cette énigme… C’est une femme pervertie!»

      «Anatole allait lui emprunter de l’argent et baiser ses belles épaules. Elle ne lui donnait pas d’argent, mais elle se laissait embrasser. Si son père excitait en plaisantant sa jalousie, elle lui répondait, de son sourire tranquille, qu’elle n’était pas assez sotte pour être jalouse. «Il n’a qu’à faire ce qu’il veut,» disait-elle de moi. Un jour, lui ayant demandé si elle ne sentait pas quelque symptôme de grossesse, elle me répondit qu’elle n’était pas assez niaise pour désirer des enfants, et que d’ailleurs elle n’en aurait jamais de moi!»

      Il se rappelait ensuite la grossièreté de ses idées, la vulgarité des expressions qui lui étaient familières, malgré son éducation aristocratique. «Non, je ne l’ai jamais aimée! Se disait-il… Et maintenant, voilà Dologhow affaissé sur la neige, s’efforçant de sourire, mourant peut-être et répondant à mon repentir par une feinte bravade!»

      Pierre était un de ces hommes qui, en dépit de la faiblesse de leur caractère, ne cherchent jamais de confident pour leur douleur. Il luttait avec elle en silence.

      «Je suis coupable, et je dois supporter, quoi?… la honte de mon nom, le malheur de ma vie? Folies que tout cela! Mon nom et mon honneur ne sont que conventions, et mon être en est indépendant!

      «On a exécuté Louis XVI parce qu’il était criminel, et ils avaient raison tout autant que ceux qui, après en avoir fait un saint, mouraient pour lui en martyrs! N’a-t-on pas ensuite exécuté Robespierre parce qu’il était un despote? Qui avait tort? Qui avait raison? Personne. Vis tant que tu seras vivant: demain, qui le sait, tu mourras comme j’aurais pu mourir il y a une heure. Pourquoi tant se tourmenter quand on pense à ce qu’est notre existence en comparaison de l’éternité!»

      Et au moment où il se croyait apaisé, il la revoyait, elle et les transports de son amour passager: alors, recommençant à marcher, il brisait tout ce qui lui tombait sous la main: «Pourquoi lui ai-je dit: «Je vous aime?» se demandait-il pour la dixième fois, et il se surprit à sourire en se rappelant le mot de Molière: «Que diable allait-il faire dans cette galère?»

      Il était encore nuit lorsqu’il sonna son valet de chambre pour lui donner ses ordres de départ. Ne comprenant plus la possibilité de parler à sa femme, il retournait à Pétersbourg, et comptait lui laisser une lettre pour lui annoncer son intention de vivre séparé d’elle à tout jamais.

      Quelques heures après, le valet de chambre, qui lui apporta son café, le trouva étendu sur le canapé, un livre à la main, et dormant profondément.

      Réveillé en sursaut, il fut longtemps avant de comprendre pourquoi il était là.

      «La comtesse fait demander si Votre Excellence est à la maison?»

      Pierre n’avait pas encore répondu,


Скачать книгу