Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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hommes munis de lanternes, postés au tournant, devaient le conduire à travers les ornières et les trous du chemin de Lissy-Gory.

      La princesse Marie ne lisait plus depuis longtemps son livre de prières, et elle regardait fixement sa bonne, dont la petite figure ratatinée, avec sa mèche de cheveux gris échappée de dessous le mouchoir et sa peau ridée sous le menton, lui était si familière dans ses moindres détails. Tout en tricotant, la vieille Savischna racontait à voix basse, pour la centième fois, comment la princesse-mère était accouchée de la princesse Marie à Kichinew, sans sage-femme, et n’ayant pour tous soins que ceux d’une paysanne moldave:

      «Dieu est grand, le «docteur» est inutile!…»

      Un violent coup de vent ébranla le châssis de la fenêtre, fit sauter la targette mal assujettie, et un courant d’air humide et glacé passa au travers des rideaux d’étoffe, et éteignit la bougie. La princesse Marie tressaillit. La vieille bonne, posant son tricot sur la table, s’approcha de la fenêtre et se pencha en dehors, pour essayer de ramener le battant.

      «Princesse, ma petite mère, on arrive sur la route avec des lanternes! Dit-elle en refermant la fenêtre, … ce doit être le «doctoure».

      — Ah! Dieu merci! S’écria la princesse, il faut aller le recevoir: il ne comprend pas le russe.»

      Jetant un châle sur ses épaules, elle quitta la chambre, et vit en passant par l’antichambre que la voiture était déjà arrêtée devant le perron. Elle s’avança sur le palier de l’escalier. Sur un des piliers de la balustrade on avait placé une chandelle que le vent faisait couler. Un peu plus bas, sur le second palier, le valet de chambre, Philippe, l’air tout effrayé, en tenant une autre à la main. Encore plus bas, au tournant même, de l’escalier, on entendait comme le pas lourd de bottes fourrées, et le timbre d’une voix bien connue frappa l’oreille de la princesse Marie:

      «Dieu merci! Disait cette voix, et mon père?

      — Le prince est couché, répondit le maître d’hôtel, Demiane.

      — C’est André! Se dit la princesse Marie… et les pas se rapprochèrent… C’est impossible, ce serait trop extraordinaire!…» Au même moment, le prince André, couvert d’une pelisse dont le collet était blanc de neige, se montra sur le palier inférieur… C’était bien lui, mais pâle, amaigri, changé, avec une expression, inaccoutumée chez lui, de douceur attendrie et inquiète. Il gravit les dernières marches, et embrassa sa sœur, que l’émotion étouffait.

      «Vous n’avez donc pas reçu ma lettre? Lui demanda-t-il en l’embrassant de nouveau, pendant que l’accoucheur, avec lequel il s’était rencontré à la dernière station, montait l’escalier.

      — Marie! Quelle étrange coïncidence!» Et, ôtant sa pelisse et ses bottes fourrées, il passa chez sa femme.

      IX

      La petite princesse, la tête couverte d’un bonnet blanc, était étendue sur des oreillers. Les douleurs venaient de cesser. Ses longs cheveux noirs s’enroulaient autour de ses joues enflammées et moites; sa jolie petite bouche vermeille entr’ouverte souriait. Le prince André entra et s’arrêta au pied du divan sur lequel elle était étendue. Ses yeux brillants, pareils à ceux d’un enfant inquiet et agité, se fixèrent sur lui sans changer d’expression: «Je vous aime tous, semblaient-ils dire, je ne vous ai fait aucun mal… pourquoi donc faut-il que je souffre? Venez à mon secours.» Elle voyait son mari sans se rendre compte de son apparition. Il la baisa au front.

      «Ma petite âme, lui dit-il, – il n’avait jamais employé cette expression envers elle, – Dieu est bon!»

      Elle le regarda d’un air étonné, et ses yeux continuaient à lui dire: «J’attendais du secours de toi, et tu ne m’aides pas, toi non plus!» Les douleurs reprirent et Marie Bogdanovna engagea le prince André à quitter la chambre.

      Il céda la place au médecin. La princesse Marie se trouva sur son passage; ils se mirent à causer à voix basse, en s’interrompant à chaque instant dans une attente fiévreuse.

      «Allez, mon ami,» lui dit-elle, et il alla s’asseoir dans la pièce voisine de celle où était sa femme. Une fille de chambre en sortit, et se troubla à la vue du prince André, qui, la figure cachée dans ses mains, restait immobile. Les gémissements et les cris plaintifs qu’arrachaient à la princesse ces douleurs toutes physiques, s’entendaient à travers la porte; il se leva et fit un effort pour l’ouvrir, quelqu’un la retenait de l’autre côté:

      «On ne peut pas, on ne peut pas!» dit une voix effrayée. Il essaya de marcher. La chambre devint silencieuse, il se passa quelques secondes, tout à coup un cri formidable retentit:

      «Ce n’est pas elle, elle n’en aurait pas eu la force!» se dit le prince André, et il courut à la porte; le cri cessa, il entendit le vagissement d’un enfant.

      «Pourquoi a-t-on apporté ici un enfant? S’écria-t-il dans le premier moment. Que fait là cet enfant? Ou bien, est-ce cet enfant qui est né?»

      Quand il comprit tout à coup ce que ce cri renfermait de bonheur, les larmes l’étouffèrent et, se reposant sur l’appui de la fenêtre, il se mit à sangloter. La porte s’ouvrit. Le docteur, sans habit, les manches de chemise retroussées, sortit pâle et tremblant. Le prince André se retourna, mais le docteur, le regardant d’un air égaré, passa sans mot dire. Une femme se précipita hors de la chambre, et s’arrêta, interdite, à la vue du prince André. Il entra chez sa femme. Elle était morte, et couchée dans la même position où il l’avait vue quelques instants auparavant: son jeune et ravissant visage avait conservé la même expression, malgré la fixité des yeux et la pâleur des joues:

      «Je vous aime tous, je n’ai fait de mal à personne, et qu’avez-vous fait de moi?» semblait dire cette tête charmante que la vie avait abandonnée. Dans un coin de la chambre, quelque chose de petit et de rouge vagissait dans les bras tremblants de la sage-femme.

      Deux heures après, le prince André entra à pas lents dans le cabinet de son père, qui savait tout. En ouvrant la porte, il le trouva devant lui. Le vieux prince étreignit en silence, de ses bras secs, pareils à des tenailles de fer, le cou de son fils, et fondit en larmes.

      Trois jours plus tard, on enterrait la petite princesse, et le prince André monta les degrés du catafalque pour lui dire un dernier adieu. Les yeux de la morte étaient fermés, mais son petit visage n’avait pas changé et elle semblait toujours dire: «Qu’avez-vous fait de, moi?» Le prince André ne pleurait pas, mais il sentit son cœur se déchirer à la pensée qu’il était coupable de torts, désormais irréparables et inoubliables. Le vieux prince baisa à son tour une des frêles mains de cire, qui étaient croisées l’une sur l’autre, et l’on aurait cru que la pauvre petite figure lui répétait aussi: «Qu’avez-vous fait de moi»? Il se détourna brusquement après l’avoir regardée.

      Cinq jours plus tard, le nouveau-né fut baptisé: la sage-femme retenait les langes avec son menton, pendant que le prêtre oignait d’huile sainte, avec les barbes d’une plume, la paume des mains et la plante des pieds du petit prince Nicolas Andréïévitch.

      Le grand-père, après l’avoir porté, en sa qualité de parrain, autour du vieux baptistère, s’était empressé de le remettre entre les mains de la marraine, la princesse Marie. Le père, tout ému, et redoutant que le prêtre ne laissât tomber l’enfant dans l’eau, attendait avec anxiété dans la pièce voisine la fin du sacrement; aussi le regarda-t-il d’un air satisfait, lorsque la vieille bonne le lui apporta, et il lui répondit par un signe de tête amical à la bonne nouvelle qu’elle lui donna que le morceau de cire, sur lequel on avait mis quelques petits cheveux coupés sur la tête du nouveau-né, avait surnagé3.

      X

      Grâce au vieux comte, il ne fut pas question


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