Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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de sa demande, au «oui» sec et froid qu’il reçut de ce dernier, et au regard farouche qu’il jeta sur Sonia.

      «Il y a quelque chose entre eux», se dit Nicolas, et le départ de Dologhow après le dîner le confirma dans cette supposition. Il appela à lui Natacha pour la questionner: «Je te cherchais justement, s’écria-t-elle, en courant après lui, je te l’avais bien dit, tu ne voulais jamais me croire? Ajouta-t-elle d’un air triomphant… il s’est déclaré!»

      Quoique Sonia ne le préoccupât que peu à cette époque, il éprouva cependant, à cette confidence, un certain déchirement de cœur. Dologhow était un parti convenable, brillant même sous quelques rapports pour l’orpheline sans dot. La vieille comtesse et le monde devaient certainement regarder un refus comme impossible. Aussi le premier sentiment de Nicolas fut-il un sentiment d’irritation, et il s’apprêtait à l’exhaler en railleries sur les promesses oubliées et sur le consentement de Sonia, lorsqu’avant même qu’il eût eu le temps de formuler sa pensée, Natacha continua: «Et figure-toi qu’elle l’a refusé, absolument refusé! Elle a dit qu’elle en aimait un autre.»

      «Oui, ma Sonia ne pouvait agir autrement!» se dit Nicolas.

      «Maman a eu beau la supplier, elle a refusé, et je sais qu’elle ne reviendra pas sur sa décision.

      — Maman l’a suppliée? Demanda Nicolas d’un ton de reproche.

      — Oui, et ne te fâche pas, Nicolas. Je sais bien, quoique je ne sache pas comment, que tu ne l’épouseras pas… J’en suis sûre.

      — Allons donc, tu ne peux pas le savoir… mais il faut que je lui parle. Quelle ravissante créature que cette Sonia! Ajouta-t-il en souriant.

      — Je crois bien qu’elle est ravissante? Je vais te l’envoyer…» Et elle se sauva, après avoir embrassé son frère.

      Quelques secondes plus tard, Sonia entra, effrayée et confuse, comme une coupable. Nicolas s’approcha d’elle, et lui baisa la main; depuis le retour de la campagne ils ne s’étaient pas encore trouvés en tête à tête.

      «Sophie, lui dit-il d’abord avec timidité, mais en reprenant peu à peu de l’assurance, vous venez de refuser un parti brillant, un parti avantageux… C’est un homme de bien, il a des sentiments élevés… il est mon ami…

      — Mais c’est fini, je l’ai déjà refusé, dit Sonia en l’interrompant.

      — Si vous le refusez à cause de moi, je crains que…

      — Ne me dites pas cela Nicolas, reprit-elle en l’interrompant de nouveau, et elle l’implorait du regard.

      — C’est mon devoir. Peut-être est-ce de la suffisance, de ma part, mais je préfère vous le dire, car dans ce cas je vous dois la vérité. Je vous aime, je le crois, plus que tout…

      — C’est assez pour moi, dit-elle en rougissant.

      — Mais j’ai été bien souvent amoureux et je m’amouracherai encore, et pourtant je n’ai pour personne, comme pour vous, ce sentiment de confiance, d’amitié, ni d’amour. Je suis jeune: maman, vous le savez, ne désire pas ce mariage. Ainsi donc je ne puis rien vous promettre, et je vous supplie de bien poser la proposition de Dologhow, ajouta-t-il en prononçant avec effort le nom de son ami.

      — Ne me parlez pas ainsi. Je ne désire rien. Je vous aime comme un frère, je vous aimerai toujours, et cela me suffit.

      — Vous êtes un ange, je ne suis pas digne de vous, j’ai peur de vous tromper…» et Nicolas lui baisa encore une fois la main.

      XII

      «Les plus jolis bals de Moscou sont ceux de Ioghel», disaient les mères, en regardant leurs filles danser les nouveaux pas qu’elles venaient d’apprendre; jeunes filles et jeunes garçons étaient du même avis, dansaient jusqu’à extinction de forces, et s’y amusaient comme des rois, et pourtant quelquefois, ils y étaient venus par pure condescendance, Les deux jolies princesses Gortchakow y avaient même, dans le courant de l’hiver, trouvé des promis, ce qui en avait encore augmenté la renommée. Leur grand charme était l’absence de maître et de maîtresse de maison. On n’y voyait que le bon Ioghel voltigeant, léger comme le duvet, saluant, selon toutes les règles de son art, ses invités, auxquels il donnait des leçons au cachet, et tous, y compris les fillettes de treize à quatorze ans, qui y montraient leur première robe longue, n’avaient qu’une pensée, danser et s’amuser à qui mieux mieux. Toutes, sauf de rares exceptions, étaient ou paraissaient jolies; leurs yeux pétillaient, et leurs sourires rayonnaient à l’envi. Les meilleures élèves, parmi lesquelles Natacha se distinguait par sa grâce, y dansaient parfois le pas du châle; mais ce jour-là la préférence était aux «anglaises», «aux écossaises» et à la mazurka, qui commençait à être à la mode. La salle choisie par Ioghel était une des grandes salles de l’hôtel Besoukhow et, au dire de chacun, la soirée était admirablement réussie. Les jolies figures se comptaient par douzaines, et les demoiselles Rostow, heureuses et radieuses encore plus que de coutume, étaient les reines du bal. Sonia, fière de la déclaration de Dologhow, fière de son refus et de son explication avec Nicolas, valsait de joie autour de sa chambre, et, dans le bonheur exubérant qui la transfigurait et l’illuminait, donnait à peine le temps à sa femme de chambre de natter ses beaux cheveux.

      Natacha, non moins fière, et fière surtout de la robe longue qu’elle mettait pour la première fois à un vrai bal, portait, comme Sonia, de la mousseline blanche avec des rubans roses.

      À peine entrée dans la salle, elle fut prise d’une telle exaltation, que tout danseur sur qui son regard s’arrêtait une seconde, lui inspirait aussitôt la passion la plus violente.

      «Sonia, Sonia, quel bonheur, comme c’est joli!»

      Nicolas et Denissow passaient en revue les danseuses, d’un air protecteur et affectueux: «Elle est charmante, dit Denissow en grasseyant.

      — Qui, qui cela?

      — La comtesse Natacha, répondit Denissow… Et comme elle danse… quelle grâce!

      — Mais de qui parles-tu?

      — Mais, de ta sœur!» répondit Denissow impatienté.

      Rostow sourit.

      «Mon cher comte, vous êtes un de mes meilleurs élèves, il faut que vous dansiez, lui dit le petit Ioghel. Voyez comme il y a de jolies demoiselles! Et il adressa la même demande à Denissow, dont il avait été aussi le professeur.

      — Non, mon cher, je «ferrai tapisserrie». Vous avez donc oublié combien j’ai peu profité de vos leçons?…

      — Mais bien au contraire! S’empressa de lui dire Ioghel, en manière de consolation. Vous ne faisiez pas grande attention, c’est vrai, mais vous aviez des dispositions, vous en aviez!»

      Les premiers accords de la mazurka se firent entendre, et Nicolas engagea Sonia. Denissow, assis à côté des mamans et appuyé sur son sabre, ne cessait de suivre des yeux la jeunesse dansante, en battant du pied la mesure, et il les faisait se pâmer de rire, en leur contant gaiement toutes sortes d’histoires. Ioghel formait le premier couple avec Natacha, son orgueil et sa plus brillante élève. Assemblant gracieusement ses petits pieds chaussés d’escarpins, il s’élança en glissant sur le parquet et en entraînant à sa suite Natacha, qui, malgré sa timidité, exécutait ses pas avec le plus grand soin. Denissow ne la quittait pas du regard, et sa figure disait clairement que s’il ne dansait pas, c’est qu’il n’en avait pas envie, mais qu’au besoin il aurait pu s’en acquitter à son honneur. Au milieu de la figure, il arrêta Rostow qui passait devant lui: «Ce n’est pas ça du tout, dit-il; est-ce que ça ressemble à la mazurka? Et pourtant, elle danse bien!»

      Denissow s’était acquis en Pologne une brillante réputation de danseur de mazurka. Aussi Nicolas, courant à Natacha: «Va, lui dit-il, choisir Denissow,


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