Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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Vassili Dmitritch, venez, je vous en prie.

      — Mais non, comtesse, vrai, ne m’y forcez point.

      — Voyons, Vasia, dit Nicolas, en arrivant au secours de sa sœur.

      — . Ne dirait-on pas qu’il fait des mamours à son minet?

      — Je chanterai pour vous toute une soirée, dit Natacha.

      — Ah! Magicienne, vous faites de moi tout ce que vous voulez,» répliqua Denissow, en décrochant son ceinturon. Franchissant la barricade de chaises, saisissant d’une main ferme celle de sa partenaire, redressant crânement la tête, et rejetant un pied en arrière, il se mit en position et attendit la mesure. Soit qu’il fût à cheval, ou qu’il dansât la mazurka, la petitesse de sa taille passait inaperçue, et il y déployait tous ses avantages. À la première note, jetant un regard triomphant et satisfait à sa dame, il frappa du talon, et bondissant avec l’élasticité d’une balle, il s’élança dans le cercle, en l’entraînant avec lui. Il en parcourut d’abord la moitié sur un pied presque sans toucher terre, et en allant tout droit aux chaises, qu’il semblait ne pas apercevoir; puis tout à coup, faisant résonner ses éperons, glissant sur ses pieds, arrêté une seconde sur ses talons et choquant de nouveau ses éperons sans bouger de place, tournant rapidement sur lui-même et donnant son coup de talon du pied gauche, il repartait pour l’autre bout de la salle. Natacha devinait chacun de ses mouvements sans s’en rendre compte, et les suivait en s’y abandonnant sans résistance. Tantôt, la tenant de la main droite ou de la main gauche, il pirouettait avec elle; tantôt, tombant sur un genou, il la faisait tourner autour de lui, puis, se relevant, il s’élançait avec une telle rapidité, qu’il semblait devoir l’entraîner au travers des mitrailles, et pliait tout à coup le genou, pour recommencer de plus belle ses gracieuses évolutions. Ramenant ensuite sa dame à sa place, et l’ayant de nouveau fait pirouetter avec une élégante désinvolture, en faisant sonner ses éperons, il termina par un profond salut, tandis que Natacha oubliait, dans son trouble, de lui faire la révérence traditionnelle. Ses yeux souriants le regardaient avec stupeur, et semblaient ne pas le reconnaître: «Que lui arrive-t-il donc?» se dit-elle.

      Quoique Ioghel n’acceptât pas la mazurka comme une danse classique, tous étaient enthousiasmés de la façon dont Denissow l’avait dansée; on venait le choisir à chaque instant, et les vieilles gens, le suivant du coin de l’œil, parlaient de la Pologne et du bon vieux temps. Denissow, échauffé par la mazurka, s’essuya le front, et s’assit à côté de Natacha, qu’il ne quitta plus de toute la soirée.

      XIII

      Deux jours après, Rostow, qui n’avait plus revu Dologhow, ni chez ses parents, ni chez lui, reçut de lui ces quelques mots:

      «N’ayant plus l’intention de me présenter chez vous, par des motifs qui te sont sans doute connus, et partant bientôt pour l’armée, je réunis ce soir mes amis pour leur dire adieu. Tu nous trouveras à l’hôtel d’Angleterre.»

      En quittant le théâtre, où il était allé avec Denissow et les siens, Rostow s’y rendit vers dix heures et on l’introduisit aussitôt dans le plus bel appartement, que Dologhow avait loué pour cette circonstance.

      Une vingtaine de personnes entouraient une table, à laquelle il était assis et qui était éclairée par deux bougies. Une pile d’or et d’assignats s’étalait devant lui: il taillait une banque. Nicolas ne l’avait pas rencontré depuis le refus de Sonia, et éprouvait un certain embarras à le revoir.

      Dès que Rostow entra, Dologhow lui jeta un regard froid et tranchant, comme s’il eût été sûr d’avance qu’il allait venir:

      «Il y a longtemps que je ne t’ai vu, merci d’être venu! Laissez-moi finir de tailler ma banque, nous allons avoir Illiouchka avec son chœur.

      — Je suis pourtant allé chez toi, lui dit Rostow, en rougissant légèrement.

      — Choisis une carte si tu veux,» ajouta Dologhow sans lui répondre.

      Une singulière conversation, qu’ils avaient eue un certain jour ensemble, revint dans ce moment à la mémoire de Nicolas: «Il n’y a qu’un imbécile pour se confier à la chance,» lui avait dit son ami.

      «Aurais-tu par hasard peur de jouer avec moi?» lui demanda en souriant Dologhow, qui avait deviné sa pensée.

      Rostow comprit, à ce sourire, que Dologhow se trouvait, comme au dîner du club, dans une de ces dispositions d’esprit où, éprouvant le besoin de sortir du train-train monotone de la vie, il se laissait volontiers entraîner à commettre une méchante action.

      Nicolas balbutia quelques mots et cherchait, sans y parvenir, une plaisanterie à lui répondre, lorsque l’autre, le regardant en face, articula lentement, nettement, et de façon à être entendu de tous:

      «Te rappelles-tu ce que nous disions un jour à propos du jeu: «Il n’y a qu’un imbécile pour se confier à la chance; il faut jouer à coup sûr…» et pourtant je veux l’essayer!… Et faisant craquer son jeu de cartes, il dit au même moment: «La banque, Messieurs!»

      Écartant l’argent qu’il avait devant lui, il se prépara à tailler. Rostow s’assit à ses côtés sans jouer.

      «Ne joue pas, cela vaut mieux, lui dit Dologhow… Et Nicolas, chose étrange, sentit la nécessité de prendre une carte, en plaçant dessus une somme insignifiante.

      — Je n’ai pas d’argent, dit-il.

      — Sur parole!» lui répondit Dologhow.

      Rostow perdit les cinq roubles qu’il venait de mettre; il remit encore et perdit de nouveau. Dologhow passa dix fois.

      «Messieurs, dit-il, veuillez placer l’argent sur les cartes; sans cela, je ne me reconnaîtrai plus dans les comptes.»

      Un des joueurs émit l’opinion qu’on pouvait avoir confiance en lui.

      «Sans doute, mais j’ai peur de m’embrouiller… de grâce, mettez votre argent sur les cartes… Quant à toi, ne te gêne pas, ajouta-t-il en s’adressant à Rostow, nous ferons nos comptes plus tard.»

      Le jeu continua, et le domestique ne cessait de verser du champagne à flots.

      Rostow avait déjà perdu 800 roubles. Il allait faire son reste sur une carte, lorsque le verre de champagne qu’on lui offrait arrêta son mouvement, et il ne fit que sa mise habituelle de vingt roubles:

      «Mais laisse donc, lui dit Dologhow, qui cependant n’avait pas l’air de l’observer, tu te referas plus vite!… C’est étrange, je fais gagner les autres, et toi, je te fais toujours perdre… c’est peut-être parce que tu me crains?»

      Rostow obéit. Ramassant par terre un sept de cœur dont le coin était écorné, et dont plus tard il ne se souvint que trop, il écrivit bien lisiblement dessus le chiffre 800, avala son verre de champagne, et tout en souriant à Dologhow et en suivant avec anxiété le mouvement de ses doigts, il attendit l’apparition d’un sept! La perte ou le gain, que pouvait lui amener cette carte, avait pour lui une grande importance, car, le dimanche précédent, son père, en lui remettant 2000 roubles, lui avait confié qu’il se trouvait dans des embarras d’argent, et l’avait prié de bien économiser cette somme jusqu’au mois de mai. Nicolas lui avait assuré qu’elle lui suffirait et au delà, et il ne lui restait plus déjà que 1200 roubles. Aussi, s’il venait à perdre sur ce sept de cœur, non seulement il aurait 1600 roubles à payer, mais il se verrait obligé de manquer à sa parole! «Qu’il me donne au plus vite cette carte, se disait-il, et je prends ma casquette, et je file à la maison souper avec Denissow, Natacha et Sonia, et je jure de ne plus toucher une carte de ma vie!» Tous les détails de sa vie de famille, ses plaisanteries avec Pétia, ses conversations avec Sonia, ses duos avec Natacha, la partie de piquet avec son père ou sa mère, tous ces plaisirs intimes se représentèrent à lui avec la netteté et le charme d’un bonheur perdu et inappréciable. Il


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