Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
tard à Pétersbourg et de se reposer ici ou ailleurs.
Le maître de poste, sa femme, le domestique, la marchande d’objets brodés d’or et d’argent4 entraient tour à tour pour lui offrir leurs services. Pierre, sans changer de position, les regardait par-dessus ses lunettes, ne se rendant pas compte de ce qu’ils lui voulaient. Comment ces gens-là pouvaient-ils vivre tranquilles, sans avoir résolu les douloureux problèmes qui n’avaient cessé de le tourmenter depuis ce duel, suivi pour lui d’une si terrible nuit d’insomnie? Dans l’isolement de son voyage, il ne pouvait s’empêcher d’y revenir constamment, sans parvenir à les résoudre. C’était comme si le principal engrenage de son existence s’était tordu et tournait toujours sans accrocher le cran et sans pouvoir s’arrêter.
Le maître de poste rentra pour lui dire humblement que, si Son Excellence voulait bien attendre deux petites heures, il pourrait lui donner des chevaux de courrier. Il mentait évidemment et n’avait d’autre but que de rançonner le voyageur: «Ce qu’il fait est-il bien ou mal? Se dit Pierre. Pour moi qui en profite, c’est bien; mais pour le voyageur qui viendra après moi, ce sera mal. Quant à lui, il ne peut faire autrement, car il n’a pas de quoi se mettre sous la dent… Il m’a assuré que l’officier l’avait battu pour cela?… Si l’officier l’a battu, c’est qu’il était pressé et que cela le retardait… Et moi j’ai tiré sur Dologhow, parce que je me croyais offensé… et Louis XVI a été exécuté parce qu’on le regardait comme criminel… et, un an plus tard, on a exécuté ceux qui l’avaient condamné… Qu’est-ce qui est mal? Qu’est-ce qui est bien?… Que faut-il aimer? Que faut-il haïr?… Pourquoi vivre! Qu’est-ce que la vie? Qu’est-ce que la mort?… Quelle est cette force inconnue qui dirige le tout?…» Il ne trouvait pas de réponse à ces questions, sauf une seule qui n’en était pas une: «la mort! Car alors ou tu sauras tout, ou tu cesseras de questionner…» Mais c’était effrayant de mourir.
La marchande de cuirs de Torjok lui vantait d’une voix perçante sa marchandise, surtout des pantoufles en peau de chèvre. «J’ai des centaines de roubles dont je ne sais que faire et cette femme en pelisse déchirée me regarde timidement!… Que ferait-elle de cet argent?… Lui donnerait-il un cheveu de plus de bonheur ou de paix?… Quelque chose au monde peut-il lui épargner, à elle comme à moi, les atteintes du mal ou de la mort?… La mort, qui met un terme à tout, qui peut venir aujourd’hui ou demain, rend tout indifférent en comparaison de l’éternité!…» et de nouveau il pressait l’engrenage de ses pensées, qui continuait à tourner toujours à vide au même endroit.
Son domestique lui apporta un livre à moitié coupé, un roman par lettres de MmedeSouza; il se mit à lire le récit des malheurs et de la lutte vertueuse d’une certaine Amélie de Mansfield. «Et pourquoi a-t-elle lutté contre son séducteur, se demanda-t-il, puisqu’elle l’aimait? Il est impossible que Dieu ait fait naître dans son âme des désirs contraires à sa volonté. Mon ex-femme n’a pas lutté et peut-être avait-elle raison!… On n’a rien découvert, on n’a rien inventé, et nous savons seulement que nous ne savons rien. C’est là le dernier mot de la sagesse humaine.»
Tout, en lui et au dehors de lui, lui paraissait confus, incertain et répugnant, mais cette impression même de répugnance lui causait une jouissance irritante.
«Puis-je prier Votre Excellence de céder un peu de place à la personne qui me suit,» dit le maître de poste, en entrant dans la chambre avec un autre voyageur, forcé, comme Pierre, de s’arrêter faute de chevaux. C’était un vieillard de petite taille, ridé, jaune, avec des sourcils gris qui retombaient sur ses yeux brillants, d’une couleur indécise.
Pierre retira ses jambes de dessus la table et se leva pour se coucher sur le lit que l’on venait de lui préparer; il regardait à la dérobée le nouveau venu; celui-ci se laissa déshabiller, d’un air fatigué, par son domestique et resta en petite veste fourrée couverte de nankin, et avec des bottes de feutre à ses pieds maigres et osseux. Il s’assit sur le canapé et appuya contre le dossier sa tête un peu forte: il avait le front large, les cheveux coupés très court. Le regard sérieux, intelligent et pénétrant, qu’il jeta alors sur Pierre, frappa ce dernier. Il allait lui adresser une question insignifiante, lorsqu’il remarqua que le voyageur avait déjà fermé les yeux, en croisant l’une sur l’autre ses vieilles mains sèches: il portait à l’un de ses doigts un anneau de plomb avec une tête, de mort et semblait, ou dormir, ou réfléchir profondément. Son domestique était, comme lui, vieux, ridé et jaune, sans moustaches et sans barbe, et l’on devinait, rien qu’à voir sa peau lisse et parcheminée, que le rasoir n’y avait jamais passé. Il déballa prestement le panier aux provisions, prépara la table de thé, et apporta le samovar. Lorsque tout fut prêt, le voyageur ouvrit les yeux, se rapprocha de la table, versa deux verres de thé, et en donna un au petit vieillard sans barbe. Pierre, embarrassé, sentit qu’il allait être inévitablement obligé de lier conversation avec lui. Le vieux domestique rapporta son verre renversé sur la soucoupe avec le morceau de sucre à moitié grignoté, et demanda à son maître s’il n’avait besoin de rien.
«Passe-moi le livre,» dit-il, et l’ayant reçu, il se plongea dans sa lecture.
Pierre crut s’apercevoir que c’était un ouvrage religieux, et continua à l’examiner, lorsqu’il le vit cesser de lire et reprendre sa première position. Il le considérait toujours, mais le vieux, se retournant de son côté, fixa sur lui un regard ferme et sévère, qui le troubla tout en l’attirant d’une façon irrésistible.
II
«J’ai l’honneur, si je ne me trompe, de parler au comte Besoukhow?» dit l’inconnu à haute voix et sans se hâter.
Pierre le regarda d’un air interrogateur par-dessus ses lunettes.
«J’ai entendu parler de vous, continua son interlocuteur, du malheur qui vous est arrivé!…» En soulignant le mot «malheur», il semblait dire: «Vous avez beau donner à la chose le nom que vous voudrez, c’est «un malheur»… «Je le regrette infiniment pour vous, monsieur.»
Pierre rougit, posa ses pieds à terre et se pencha, intimidé et souriant, vers le vieillard.
«Des raisons plus graves que la curiosité m’obligent à vous le rappeler,» continua-t-il après un moment de silence, sans détourner ses yeux de Besoukhow, et il se recula un peu sur le canapé, l’invitant par ce mouvement à venir prendre place près de lui.
Bien que Pierre ne fût pas disposé à la causerie, il s’y résigna et alla s’asseoir à ses côtés.
«Vous êtes malheureux, monsieur; vous êtes jeune, je suis vieux, et j’aurais voulu vous venir en aide dans la mesure de mes forces.
— Ah! Oui, dit Pierre avec un sourire contraint: je vous suis bien reconnaissant… Venez-vous de loin, monsieur?
— Si, pour une raison ou pour une autre, ma conversation vous était désagréable, dites-le-moi…» Et tout à coup sa voix devint tendre et paternelle.
«Oh! Non, bien au contraire, je suis très heureux de faire votre connaissance…» Et les yeux de Pierre, attirés par la bague, y aperçurent la tête de mort, signe habituel de la franc-maçonnerie.
«Permettez-moi de vous demander si vous êtes franc-maçon?
— Oui, monsieur, j’appartiens à cet ordre… En mon nom et au sien, je vous tends une main fraternelle.
— Je crains, dit Pierre, en hésitant entre la sympathie que lui inspirait ce vieillard et les plaisanteries dont les francs-maçons étaient ordinairement l’objet, je crains de ne point vous comprendre; je crains que ma manière de voir sur la Création en général ne soit en complet désaccord avec la vôtre.
— Je connais votre manière de voir… Vous croyez, et la majorité des hommes le pense comme vous, qu’elle est le produit du travail de votre intelligence? Non, monsieur… Elle est le fruit de l’orgueil, de la paresse et de l’ignorance!…