Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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en corrigeant nos frères, nous nous employons à épurer et à corriger l’humanité tout entière, en les lui offrant comme exemples d’honnêteté et de vertu, et en employant toutes nos forces à lutter contre le mal qui règne dans le monde. Réfléchissez à ce que je viens de vous dire!…» et il quitta la chambre.

      «Lutter contre le mal qui règne dans le monde!…» se dit Pierre, et il vit se dérouler à ses yeux cette sphère d’action si nouvelle pour lui. Il se voyait exhortant des hommes égarés, comme il l’était lui-même deux semaines auparavant, des hommes corrompus et malheureux, qu’il aidait en parole et en action, des oppresseurs auxquels il arrachait leurs victimes. Des trois buts énumérés par l’Expert, le dernier – la régénération du genre humain – était celui qui le séduisait le plus; les mystères importants ne faisaient qu’éveiller sa curiosité et ne lui paraissaient pas essentiels. Le second, la purification de soi-même, l’intéressait peu, car il éprouvait déjà la jouissance intime de se sentir complètement corrigé de ses vices passés et tout prêt pour le bien.

      Une demi-heure après, l’Expert rentra pour initier le récipiendaire aux sept vertus dont les sept marches du temple de Salomon sont le symbole, et que chaque franc-maçon devait s’appliquer à développer en soi. Les sept vertus étaient: 1° la discrétion, ne pas trahir les secrets de l’ordre; 2° l’obéissance aux supérieurs de l’ordre; 3° les bonnes mœurs; 4° l’amour de l’humanité; 5° le courage; 6° la générosité; 7° l’amour de la mort.

      «Pour vous conformer au septième article, pensez souvent à la mort, afin que pour vous elle perde ses terreurs, elle cesse d’être l’ennemie, et qu’elle devienne au contraire l’amie qui délivre de cette vie de misères l’âme accablée par les travaux de la vertu, pour la conduire dans le lieu des récompenses et de la paix.»

      «Oui, ce doit être ainsi, se dit Pierre, quand il fut de nouveau laissé à ses réflexions solitaires; mais je suis si faible, que j’aime encore mon existence, dont je saisis peu à peu et à présent seulement le véritable but.» Quant aux cinq autres vertus, qu’il comptait sur ses doigts, il les sentait en lui: le courage, la générosité, les bonnes mœurs, l’amour de l’humanité, et surtout l’obéissance, qui ne lui paraissait pas une vertu, mais un allégement et un bonheur, car rien ne pouvait lui être plus doux que de se décharger de sa volonté et de se soumettre à celle des guides qui connaissaient la vérité.

      L’Expert reparut pour la troisième fois, et lui demanda si sa décision était inébranlable et s’il se soumettrait à tout ce qui serait exigé de lui:

      «Je suis prêt à tout, répondit Pierre.

      — Je dois encore vous déclarer que notre ordre ne se borne pas aux paroles pour répandre ses vérités, mais qu’il emploie d’autres moyens, plus forts peut-être que la parole, sur celui qui cherche la sagesse et la vertu. Le décor de cette «chambre des réflexions» doit, si votre cœur est sincère, vous en dire plus que des discours, et vous aurez maintes fois l’occasion, en avançant plus loin, de voir de semblables symboles. Notre ordre, comme les sociétés de l’antiquité, répand son enseignement au moyen d’hiéroglyphes, qui sont la désignation d’une chose abstraite et qui contiennent en eux les propriétés mêmes de l’objet qu’ils symbolisent.»

      Pierre savait parfaitement ce qu’était un hiéroglyphe, mais pressentant l’approche des épreuves, il écoutait en silence.

      «Si vous êtes définitivement décidé, je vais procéder à l’initiation: en témoignage de votre générosité, vous allez me remettre tout ce que vous avez de précieux.

      — Mais je n’ai rien sur moi, dit Pierre, qui croyait qu’on lui demandait tout ce qu’il possédait.

      — Ce que vous avez sur vous: montre, argent, bagues…»

      Pierre tira à la hâte sa montre, sa bourse, et eut beaucoup de peine à retirer sa bague de mariage, qui serrait son gros doigt.

      «En signe d’obéissance, je vous prie de vous déshabiller.»

      Pierre ôta son frac, son gilet, sa botte gauche; le franc-maçon lui ouvrit sa chemise du côté gauche de la poitrine, et releva son pantalon, également du côté gauche, plus haut que le genou. Pierre se disposait à répéter la même cérémonie du côté droit, pour en épargner la peine à l’Expert, lorsque celui-ci l’arrêta et lui tendit une pantoufle pour mettre à son pied gauche. Honteux, confus, embarrassé comme un enfant de sa maladresse, il attendait, les bras pendants, les pieds écartés, les instructions qui devaient suivre:

      «Enfin, en signe de sincérité, faites-moi l’aveu de votre principal défaut?

      — Mon défaut principal? Mais j’en ai tant!

      — Le défaut qui vous entraînait le plus souvent à hésiter sur le chemin de la vertu?»

      Pierre cherchait:

      «Est-ce le vin, la gourmandise, l’oisiveté, la paresse, la colère, la haine, les femmes?» Il les repassait tous, sans savoir auquel accorder la préférence.

      «Les femmes!» dit-il d’une voix à peine distincte.

      Le frère ne répondit pas, et resta quelque temps silencieux; puis, s’approchant de la table, il y prit le bandeau et l’attacha sur les yeux de Pierre:

      «Pour la dernière fois, je vous conjure de rentrer en vous-même; mettez un frein à vos passions, cherchez le bonheur, non pas en elles, mais dans votre cœur, car la source est en nous…»

      Et Pierre sentait déjà poindre en lui cette source vivifiante, qui remplissait son âme de joie et d’attendrissement.

      IV

      Son parrain Villarsky, qu’il reconnut à la voix, reparut. À ses questions réitérées sur la fermeté de sa décision, il répondit:

      «Oui, oui, je consens!…» et, la figure rayonnante, il suivit son conducteur en avançant sa large et forte poitrine, entièrement découverte, sur laquelle Villarsky tenait un glaive nu, et en marchant à pas inégaux et timides, le pied gauche chaussé de la pantoufle maçonnique. Ils traversèrent ainsi des corridors, tournant tantôt à droite, tantôt à gauche, et arrivèrent enfin aux portes de la loge. Villarsky toussa; on répondit par le bruit du maillet, et la porte s’ouvrit devant eux. Une voix de basse lui demanda (ses yeux étant toujours bandés) qui il était, d’où il venait et où il était né; puis on l’emmena plus loin, en lui parlant tout le temps, par allégories, des difficultés de son voyage, de l’amitié sainte, du grand Architecte de l’Univers et du courage nécessaire dans les dangers et les travaux. Il remarqua qu’on lui donnait différentes appellations, telles que «Celui qui cherche», «Celui qui souffre», «Celui qui demande», et à chacune d’elles les glaives et les maillots résonnaient, d’une manière différente. Pendant qu’on le menait ainsi, il y eut un moment de confusion parmi ses guides; il les entendit se disputer à voix basse, et l’un d’eux insistait pour qu’on le fît passer sur un certain tapis. On posa ensuite sa main droite sur un objet qu’il ne pouvait voir, et de sa main gauche on lui fit appliquer du même côté un compas sur le sein, en l’obligeant à répéter, après un autre, le serment d’obéissance aux lois de l’ordre. Puis on éteignit les bougies, on alluma de l’esprit-de-vin, ainsi que Pierre le devina à l’odeur, et on lui annonça qu’on allait lui donner la petite lumière. On lui enleva le bandeau, et il aperçut devant lui, comme dans un rêve, faiblement éclairés par la flamme bleuâtre, quelques hommes, portant un tablier pareil à celui de son compagnon, debout devant lui et dirigeant sur sa poitrine des glaives tirés de leurs fourreaux. L’un d’eux avait une chemise ensanglantée. Pierre à cette vue se pencha en avant, comme s’il désirait être transpercé, mais les glaives se relevèrent, et on lui remit le bandeau: «Maintenant on va te donner la grande lumière,» dit une voix… On ralluma les bougies, on lui ôta le bandeau, et un chœur de plus de dix voix entonna: Sic transit gloria mundi!

      Après


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