Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
service et tout ce qui s’y rapporte, lui donnant le conseil, s’il manquait de pain, de se retirer dans l’intérieur de la Prusse, car il n’en reste plus que pour un jour; quelques régiments n’en ont pas du tout, d’après la déclaration des divisionnaires, Ostermann et Sedmoretzki; les paysans n’en ont point; quant à moi, j’attendrai ma guérison à l’hôpital d’Ostrolenko. En portant à l’auguste connaissance de Votre Majesté la date de ce rapport, j’ai l’honneur d’ajouter que, si l’armée bivouaque ici encore quinze jours, il ne restera pas un seul homme valide au printemps.»
«Permettez à un vieillard de se retirer à la campagne, chez lui, emportant le douloureux regret de n’avoir pu remplir les grandes et glorieuses fonctions auxquelles il avait été appelé. J’attendrai l’auguste autorisation ici à l’hôpital, afin de ne pas jouer le rôle d’un écrivain, au lieu de celui de commandant. Ma retraite de l’armée ne causera pas plus de bruit que celle d’un aveugle. Il y en a mille comme moi en Russie.»
«Le maréchal se fâche contre l’Empereur, et nous punit tous; n’est-ce pas que c’est logique?
«Voilà le premier acte. Aux suivants, l’intérêt et le ridicule vont s’accroissant comme de raison. Après le départ du maréchal, il se trouve que nous sommes en vue de l’ennemi, et qu’il faut livrer bataille. Bouxhevden est général en chef par droit d’ancienneté, mais le général Bennigsen n’est pas de cet avis; d’autant plus qu’il est, lui, avec son corps en vue de l’ennemi, et qu’il veut profiter de l’occasion d’une bataille, «auf eigene Hand,» comme disent les Allemands. Il la donne. C’est la bataille de Poultousk, qui est censée avoir été une grande victoire, mais qui, à mon avis, n’en est pas une le moins du monde. Nous autres pékins, nous avons, comme vous savez, la très vilaine habitude de décider du gain ou de la perte d’une bataille. Celui qui s’est retiré après la bataille l’a perdue, voilà ce que nous disons, et à ce titre nous avons perdu la bataille de Poultousk. Bref, nous nous retirons après la bataille, mais nous envoyons un courrier à Pétersbourg, qui porte les nouvelles d’une victoire, et le général ne cède pas le commandement en chef à Bouxhevden, espérant recevoir de Pétersbourg, en reconnaissance de sa victoire, le titre de général en chef. Pendant cet interrègne, nous commençons un plan de manœuvres excessivement intéressant et original. Notre but n’est pas, comme il le devrait être, d’éviter l’ennemi ou de l’attaquer, mais uniquement d’éviter le général Bouxhevden, qui, par droit d’ancienneté, serait notre chef. Nous tendons vers ce but avec tant d’énergie, que, même en passant une rivière qui n’est pas guéable, nous brûlons les ponts pour nous séparer de notre ennemi, or notre ennemi pour le moment n’est pas Bonaparte, mais Bouxhevden. Le général Bouxhevden a failli être attaqué et pris par des forces ennemies supérieures, à cause d’une de nos belles manœuvres qui nous sauvaient de lui. Bouxhevden nous poursuit… nous filons. À peine passe-t-il de notre côté de la rivière, que nous repassons de l’autre. À la fin, notre ennemi Bouxhevden nous attrape et s’attaque à nous. Les deux généraux se fâchent. Il y a même une provocation en duel de la part de Bouxhevden et une attaque d’épilepsie de la part de Bennigsen. Mais, au moment critique, le courrier, qui porte la nouvelle de notre victoire de Poultousk, nous apporte de Pétersbourg notre nomination de général en chef, et le premier ennemi, Bouxhevden, étant enfoncé, nous pouvons penser au second, à Bonaparte. Mais voilà-t-il pas qu’à ce moment se lève devant nous un troisième ennemi: c’est l’orthodoxe qui demande à grands cris du pain, de la viande, des «soukharyi», du foin, – que sais-je? Les magasins sont vides, les chemins impraticables.
«L’orthodoxe se met à la maraude, et d’une manière dont la dernière campagne ne peut vous donner la moindre idée. La moitié des régiments forme des troupes libres, qui parcourent la contrée, en mettant tout à feu et à sang. Les habitants sont ruinés de fond en comble, les hôpitaux regorgent de malades, et la disette est partout. Deux fois le quartier général a été attaqué par des troupes de maraudeurs, et le général en chef a été obligé lui-même de demander un bataillon pour les chasser. Dans une de ces attaques, on m’a emporté ma malle vide et ma robe de chambre. L’Empereur veut donner le droit à tous les chefs de division de fusiller les maraudeurs, mais je crains fort que cela n’oblige une moitié de l’armée de fusiller l’autre.»
Le prince André avait commencé cette lecture avec distraction; mais gagné peu à peu par l’intérêt qu’il y trouvait, tout en n’accordant du reste qu’une valeur relative au récit de Bilibine, arrivé à cette dernière phrase, il froissa la lettre et la jeta de côté, dépité de sentir que cette vie, si éloignée de lui à présent, pouvait encore lui causer de l’émotion. Il ferma les yeux, se passa la main sur le front comme pour en chasser toute trace, et prêta l’oreille à ce qui se faisait dans la chambre de l’enfant. Il lui sembla entendre un bruit étrange. Craignant qu’il ne se fût produit une aggravation dans l’état du petit malade pendant qu’il lisait, il s’approcha de la porte sur la pointe du pied. En entrant, il crut voir, à la figure bouleversée de la bonne, qu’elle cachait quelque chose et que la princesse Marie n’était plus là!
«Mon ami!» dit sa sœur derrière lui. Comme il arrive souvent à la suite d’une insomnie prolongée ou de violentes inquiétudes, une terreur involontaire s’empara de lui: il crut entendre dans ces mots comme un appel désespéré, comme l’annonce de la mort de son enfant, que tout, du reste, semblait rendre probable.
«Tout est fini!» pensa-t-il, et une sueur froide inonda son front! S’approchant du berceau avec la conviction qu’il le trouverait vide, que la vieille bonne cachait l’enfant mort, il en tira les rideaux, et ses yeux, effarés par la peur, ne purent rien distinguer. Enfin il l’aperçut. Le petit garçon, les joues rouges, couché en travers du berceau, la tête plus bas que l’oreiller, tétait en rêve; sa respiration était douce et égale.
Tout joyeux et tout rassuré, il se pencha, et appliquant ses lèvres sur la peau de l’enfant, ainsi qu’il l’avait vu faire à sa sœur, pour se rendre compte du degré de chaleur, il sentit la moite humidité de son petit front et de ses petits cheveux tout mouillés, et il reconnut à cette abondante transpiration que non seulement il n’était pas mort, mais que cette crise salutaire amènerait une prompte guérison. Il aurait voulu saisir, et serrer contre sa poitrine ce petit être faible; il ne l’osa pas, mais ses yeux attendris suivaient le contour de sa petite tête, de ses petites mains, de ses petits pieds, qui se dessinaient sous la couverture. Un frôlement de robe se fit entendre, et une ombre apparut à côté de lui. C’était la princesse Marie, qui, soulevant le rideau, le laissa retomber derrière elle. Son frère, écoutant toujours la respiration de l’enfant, ne se retourna pas, mais lui tendit la main, qu’elle serra fortement:
«Il est en transpiration…
— J’allais te le dire,» répondit sa sœur.
L’enfant remua dans son sommeil, sourit, et frotta son petit front contre l’oreiller.
Le prince André regarda sa sœur, dont les yeux lumineux brillaient de larmes de joie dans la pénombre de la draperie. Elle attira son frère vers elle au-dessus du berceau pour l’embrasser; ayant involontairement accroché un peu le rideau, ils furent pris de la crainte de réveiller le petit malade, et restèrent ainsi quelques instants dans cette demi-obscurité, séparés tous les trois du monde entier. Le prince André fut le premier à se retirer, et retrouvant avec peine son chemin au travers des plis du rideau, il se dit en soupirant: «Oui, c’est tout ce qui me reste!»
X
Pierre emportait avec lui de Pétersbourg des instructions complètes, écrites par ses nouveaux frères, pour le guider dans les différentes mesures qu’il méditait de prendre au sujet de ses paysans.
Arrivé à Kiew, il y réunit les intendants de toutes les terres qu’il possédait dans ce gouvernement, et leur fit part de ses intentions et de ses désirs. Il leur déclara qu’il allait incontinent prendre ses dispositions pour libérer ses paysans du servage. En attendant, il fallait leur venir en aide