Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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jeune fille est un vrai trésor, un trésor qui… c’est une perle! Mon cher ami, je vous en prie, ne raisonnez pas, ne doutez pas, et mariez-vous au plus vite, et il n’y aura pas d’homme plus heureux que vous, j’en suis convaincu!

      — Mais elle?

      — Elle vous aime.

      — Pas de folies! Répliqua le prince André en souriant et en le regardant dans les yeux.

      — Elle vous aime, je le sais, s’écria Pierre avec dépit.

      — Écoute, il faut que tu m’écoutes! Lui dit le prince André en le prenant par le bras. Tu ne peux pas te figurer ce qui se passe en moi, et il faut que j’épanche le trop-plein de mon cœur.

      — Parlez, parlez, j’en suis fort aise, je vous assure.»

      Et l’expression du visage de Pierre changea du tout au tout; son air maussade fit place à une satisfaction réelle, tandis qu’en écoutant le prince André il le voyait devenu un autre homme. Où étaient son marasme, son mépris de la vie, ses illusions perdues? Pierre était le seul avec qui il pût parler à cœur ouvert: aussi son effusion fut-elle complète; il lui confia tout, ses plans pour l’avenir, qu’il envisageait désormais sans aucune crainte, l’impossibilité de sacrifier le bonheur de son existence aux caprices de son père, son espoir de l’amener à approuver son mariage et à aimer Natacha, et, en cas de refus, sa résolution bien arrêtée de se passer de son consentement… Il ne tarissait pas sur ce sentiment si violent, si étrangement nouveau, qui l’avait envahi tout entier et dont il n’était plus le maître:

      «Je me serais moqué de celui qui m’eût assuré, il y a quelques jours encore, que j’aimerais comme j’aime; ce n’est pas ce que j’ai ressenti avant: l’univers se partage aujourd’hui en deux moitiés pour moi: l’une qu’elle remplit toute seule, et là est le bonheur, la lumière, l’espérance; l’autre où elle n’est pas, et là règnent la désolation et les ténèbres…

      — Ténèbres et nuit profonde, oui, je comprends cela! Dit Pierre.

      — Je ne puis m’empêcher d’aimer la lumière, c’est plus fort que moi; et je suis si heureux! Me comprends-tu? Oui, je sais que tu t’en réjouis!

      — Oui, oh oui!»

      Et Pierre le regarda de ses bons yeux attendris et tristes. À mesure que s’éclairait l’avenir de son ami, le sien se dressait devant lui de plus en plus sombre et désolé.

      XXIII

      Le mariage du prince André ne pouvant se faire sans la permission de son père, il partit le lendemain même pour la campagne.

      Le vieux prince reçut la communication de son fils avec une apparente tranquillité, qui ne faisait que cacher une irritation intérieure des plus violentes. Il ne pouvait admettre que son fils désirât changer d’existence, y introduire un élément nouveau, lorsque sa vie, à lui, s’approchait de sa fin: «On aurait pu me laisser la terminer à ma guise… Après moi, qu’on fasse ce qu’on voudra,» se disait-il. Il employa pourtant envers le prince André sa tactique habituelle dans les cas particulièrement graves; il examina la question avec calme et essaya de lui prouver: premièrement, que son choix n’offrait rien de brillant, quant à la famille et à la fortune; secondement, que, n’étant plus de la première jeunesse, et sa santé exigeant des soins (le vieux appuya sur ce dernier mot), cette fillette était trop jeune pour lui; troisièmement, il avait un fils, et que deviendrait-il entre les mains de sa nouvelle femme? Quatrièmement enfin: «Je te supplie, ajouta-t-il en le regardant d’un air railleur, de remettre le tout à un an! Va à l’étranger, rétablis ta santé, cherches-y un gouverneur allemand pour le prince Nicolas, et, une fois l’année écoulée, si ton amour, ta passion, ton entêtement persistent encore, eh bien alors, marie-toi! C’est mon dernier mot, mon dernier!» dit-il d’un ton péremptoire, qui témoignait de son inébranlable détermination. Il espérait que l’épreuve exigée serait trop forte, et que ni l’amour de son fils, ni celui de la jeune fille ne résisteraient à une année d’attente. Le prince André devina sa pensée et se décida à se soumettre à sa volonté.

      Trois semaines environ s’étaient écoulées depuis sa soirée chez les Rostow, lorsqu’il retourna à Pétersbourg avec l’intention bien arrêtée de se déclarer.

      Natacha avait, le lendemain des confidences faites à sa mère, passé sa journée à attendre le prince André; il ne vint pas, et les jours se succédèrent sans qu’il donnât signe de vie. Ne sachant rien de son départ, elle ne pouvait comprendre ce que cela voulait dire. Pierre aussi avait disparu.

      À mesure que les journées s’écoulaient ainsi, elle refusait de sortir, errait de chambre en chambre, comme une ombre oisive et désolée. Plus de confidences à sa mère et à Sonia; rougissant et s’irritant au moindre mot, il lui semblait que chacun connaissait ses déceptions et qu’elle était devenue pour tous un objet de risée ou de pitié. Une douleur sincère ne tarda pas à se joindre à celle de l’amour-propre froissé et augmenta l’intensité de sa déception.

      Un jour, au moment de parler, elle fondit en larmes et pleura comme un enfant qui ne sait pas pourquoi on le punit. La comtesse essaya de la calmer. Natacha l’interrompit avec colère: «Plus un mot, maman, je n’y pense plus et ne veux plus y penser! Il est venu parce que cela l’amusait, et maintenant qu’il en a assez, il ne vient plus… voilà tout!… Je ne veux plus me marier, reprit-elle, en cherchant à maîtriser le trouble de sa voix. J’en avais peur; à présent, je suis redevenue tranquille… je suis calme!»

      Le lendemain, Natacha reparut avec une vieille robe qu’elle aimait plus que toutes les autres et qui, d’après elle, lui portait bonheur chaque fois qu’elle la mettait; dès le matin elle reprit ses occupations habituelles, après les avoir complètement négligées depuis le bal. Ayant pris sa tasse de thé, elle alla dans la grande salle, qui était d’une excellente sonorité, et se remit à ses études de solfège. Au bout d’un moment, elle se plaça juste au milieu de la pièce, et répéta un de ses passages favoris, en s’écoutant elle-même et en jouissant du charme imprévu qu’elle trouvait à ses notes sonores et perlées, qui s’élançaient une à une dans l’espace, l’emplissaient d’harmonie et revenaient mourir tout doucement sur ses lèvres. «Pourquoi tant penser au reste? Se dit-elle gaiement. Il fait si bon vivre quand même!…» et elle se mit à marcher de long en large sur le parquet du salon, en posant le talon d’abord et en faisant ensuite retomber les pointes de ses petits souliers. Le bruit de ses talons et le craquement de ses souliers paraissaient lui causer autant de satisfaction que son chant. En passant devant une glace, elle s’y regarda. «Voilà comme je suis, semblait-elle se dire, c’est bien comme cela, je n’ai besoin de personne,» Elle renvoya un domestique qui venait arranger l’appartement, et elle reprit sa promenade, en s’abandonnant à un retour d’admiration pour sa petite personne, ce qui lui était du reste fort habituel et très agréable. «Natacha est une créature ravissante, se disait-elle, en prêtant ses paroles à un être masculin de pure fiction, sa voix est superbe, elle est jolie, jeune, et ne fait de mal à personne, laissez-la donc en paix!…» Mais elle s’avouait tout bas qu’on aurait beau la laisser en paix, elle ne retrouverait plus cette paix demandée, et elle en fit aussitôt l’expérience.

      La porte du vestibule s’ouvrit, et une voix demanda: «Y sont-ils?» Cette voix l’arracha à la contemplation de sa charmante personne; l’oreille tendue, attirée par le bruit, elle ne se voyait plus dans la glace qu’elle regardait encore. C’était lui! Elle en était sûre, quoique les portes fussent fermées et que l’on perçût le bruit des pas qui se rapprochaient.

      Pâle, hors d’elle-même, elle se précipita dans le salon: «Maman, Bolkonsky est arrivé; maman, c’est affreux, c’est insupportable! Je ne veux pas… souffrir! Que dois-je faire?» La comtesse n’avait pas encore eu le temps de répondre, que le prince André entra, sérieux et ému. La vue de Natacha le transfigura; baisant la main à la mère et à la fille, il s’assit. «Il


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