Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
assurait avec fierté qu’elle n’en avait aucune peur, et qu’eux non plus ne devaient point le craindre, qu’il était comme tout le monde, et que son extérieur seul avait quelque chose de particulier. Enfin on s’habitua à lui: au bout de quelques jours, leur vie reprit sa tranquille allure, et il y prit tout naturellement part, en causant agronomie avec le vieux comte, chiffons avec la comtesse et Natacha, tapisserie et albums avec Sonia. Souvent, entre eux ou devant lui, on s’étendait avec étonnement sur les incidents qui avaient amené leur rapprochement et sur les nombreux présages qui l’avaient annoncé: l’arrivée du prince, André à Otradnoë, celle des Rostow à Pétersbourg, la ressemblance entre Natacha et son fiancé (remarquée par la vieille bonne lors de sa première visite), l’altercation de Nicolas Rostow et du prince André en 1805, et plusieurs autres phénomènes de même importance.
Il régnait dans cet intérieur l’ennui poétique et silencieux qui entoure généralement les fiancés: de longues heures s’écoulaient parfois sans qu’une parole fût échangée entre eux, même en tête-à-tête. Ils causaient peu de leur avenir; le prince André redoutait ce sujet et se faisait scrupule d’en parler; Natacha partageait ce sentiment, car elle devinait d’instinct tout ce qui se passait dans son cœur. Un jour, elle le questionna sur son fils: il rougit, ce qui lui arrivait souvent et ce qui ravissait Natacha, et lui répondit que son fils ne demeurerait pas avec eux.
«Pourquoi? Lui dit-elle effrayée.
— Je ne saurais l’enlever à son grand-père, et puis…
— Je l’aurais tant aimé, reprit-elle; mais je comprends, ajouta-t-elle, vous tenez à nous épargner tout motif de blâme.»
Le vieux comte s’approchait fréquemment de son futur gendre, l’embrassait, et lui demandait conseil à propos de Pétia ou du service de Nicolas. La comtesse soupirait en regardant les deux amoureux. Sonia craignait toujours de les gêner et s’étudiait à trouver des raisons plausibles pour les laisser seuls, sans qu’eux-mêmes en témoignassent un violent désir. Lorsque le prince André contait quelque chose, et il parlait bien, Natacha l’écoutait avec fierté et remarquait à son tour, avec un mélange de joie et d’anxiété, de quelle attention soutenue, de quel œil scrutateur il suivait tout ce qu’elle disait; «Que cherche-t-il en moi? Se demandait-elle avec inquiétude. Que veut-il y découvrir? Que sera-ce s’il ne trouve pas ce qu’il cherche?» Parfois, dans un de ses accès de folle et joyeuse humeur, elle aimait à l’entendre rire, parce qu’il se laissait aller d’autant plus franchement, que c’était pour lui chose rare et que ces explosions de gaieté enfantine le ramenaient à son niveau. Son bonheur eût été complet si l’approche de leur séparation ne l’eût remplie d’effroi.
La veille de son départ, le prince André leur amena Pierre, qui depuis quelque temps n’avait plus reparu chez les Rostow. Il avait l’air confus et égaré. Pendant que la comtesse causait avec lui, Natacha et Sonia se mirent à jouer aux échecs.
«Connaissez-vous Besoukhow depuis longtemps? Demanda le prince André subitement. Avez-vous de l’amitié pour lui?
— Oui, c’est un brave garçon, mais il est si comique, répondit Natacha, qui s’empressa d’appuyer cette appréciation par une kyrielle d’anecdotes sur sa distraction proverbiale.
— Je lui ai confié notre secret, car je le connais depuis l’enfance. C’est un cœur d’or! Je vous en supplie, Natacha, – et le prince André prit un ton grave, – promettez-moi!… je vais partir, Dieu seul sait ce qui peut arriver! Vous cesserez peut-être de m’aimer… oui, je sais bien, j’ai tort de le dire, mais enfin promettez-moi, quoi qu’il vous arrive pendant mon absence…
— Que peut-il arriver?
— En cas de malheur, adressez-vous à lui, à lui seul, je vous en prie, pour demander aide et conseil. Il est distrait, étrange, mais c’est un cœur d’or!»
Personne dans la famille, pas même le prince André, n’aurait pu prévoir l’effet que cette séparation produisit sur Natacha. Agitée, les joues en feu, les yeux secs et brillants, elle erra ce jour-là dans l’appartement, en s’occupant de choses insignifiantes et en ayant l’air de ne point comprendre ce qui allait se passer. Lorsqu’il lui baisa la main pour la dernière fois, elle ne versa pas une larme. «Ne partez pas,» murmura-t-elle seulement avec une telle angoisse qu’il hésita une seconde, et longtemps, longtemps après, il se rappelait le son de sa voix en ce moment. Lui parti, elle ne pleura pas, mais elle passa plusieurs jours dans sa chambre, sans prendre intérêt à rien et répétant par intervalles: «Pourquoi m’a-t-il quittée?»
Au bout de quinze jours, à la grande surprise des siens, elle sortit aussi brusquement de cette torpeur qu’elle y était tombée; et reprit sa vie et sa gaieté habituelles, mais comme les enfants dont une longue maladie change les traits: cette violente secousse lui avait donné une nouvelle physionomie morale.
XXV
La santé et le caractère du vieux prince Bolkonsky ne firent qu’empirer pendant l’absence de son fils. De plus en plus irritable, ses explosions de colère, sans rime ni raison, retombaient le plus souvent sur sa pauvre fille. On aurait dit qu’il se faisait un vrai plaisir de chercher et de découvrir dans son cœur les endroits sensibles et douloureux, pour la torturer bien à son aise. Deux passions, par conséquent deux joies, remplissaient la vie de la princesse Marie: son petit neveu et la religion. Aussi étaient-ce là les deux thèmes favoris des plaisanteries de son père, qui ramenait toujours la conversation sur les vieilles filles et leurs superstitions, ou sur sa trop grande indulgence pour les enfants: «Si ça continue, tu feras de lui (du petit Nicolas) une vieille fille comme toi… un joli résultat, ma foi! Le prince André a besoin d’un fils, et non pas d’une fille!» Et, s’adressant parfois à MlleBourrienne, il lui demandait ce qu’elle pensait de nos prêtres, de nos images, etc., et ses railleries continuaient de plus belle.
Il blessait cruellement et à tout propos la pauvre princesse Marie, qui ne songeait même pas à lui en vouloir. Comment aurait-il pu avoir des torts envers elle? Comment aurait-il été injuste, lui qui, malgré tout, avait certainement de l’affection pour elle?… Et puis qu’était-ce d’ailleurs que l’injustice? Jamais la princesse n’avait eu le moindre sentiment d’orgueil. Tout le code des lois humaines se résumait pour elle en une seule loi simple et précise: celle de la charité et du dévouement, telle que nous l’a enseignée Celui qui, étant Dieu, a souffert par amour pour les hommes. Que lui importait après cela la justice ou l’injustice d’autrui, lorsqu’elle ne connaissait d’autre devoir que d’aimer et de souffrir?… et ce devoir, elle le remplissait sans se plaindre!
Le prince André passa pendant l’hiver quelques jours à Lissy-Gory; sa gaieté et sa tendresse affectueuse, si rares dans le passé, firent pressentir à sa sœur une cause à cette transformation; mais, sauf un long entretien qu’elle avait surpris entre le père et le fils au moment du départ de ce dernier, et qui lui avait paru les laisser tous deux mécontents, elle n’en sut pas davantage.
Peu de temps après, elle envoya à son amie Julie Karaguine, qui était en deuil de son frère, tué en Turquie, une longue lettre. Comme toutes les jeunes filles, elle avait toujours caressé un rêve, celui de voir Julie devenir sa belle-sœur. Cette lettre était ainsi conçue:
«Chère et tendre amie, les chagrins sont, je le vois, la part de chacun en ce monde. Votre perte est si cruelle que je ne puis la comprendre autrement que comme une grâce particulière du Seigneur, qui, dans son amour pour vous et votre excellente mère, tient à vous éprouver! Ah! Chère amie, la religion, la religion seule, peut, je ne dis point nous consoler, mais nous sauver du désespoir; elle peut seule nous expliquer ce qui sans son aide reste impénétrable à l’homme; pourquoi Dieu appelle-t-il justement à lui des êtres bons, nobles, heureux, et qui font le bonheur des autres, tandis que les êtres méchants, nuisibles, continuent à vivre et à être un fardeau pour tous? La première mort que j’ai vue a été celle de ma chère belle-sœur… elle produisit sur moi une impression profonde, et je ne l’oublierai