Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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L’attente ne faisait qu’accroître son accablement, et le pénible souvenir de son entrevue avec la princesse Marie et son père ajoutait à sa fiévreuse impatience le sentiment d’une terreur indéfinissable. Il lui semblait parfois que le prince André ne reviendrait jamais, ou bien qu’il lui arriverait, à elle, quelque chose de fatal! Il ne lui était plus possible de rêver à lui comme par le passé, car ses récentes impressions venaient aussitôt se mêler à ses pensées; elle se redemandait pour la centième fois si elle n’avait pas été coupable, si sa fidélité était toujours la même, et elle se retraçait, en dépit d’elle-même, les moindres détails de la soirée du théâtre, les moindres nuances de la physionomie de cet homme, qui avait su lui inspirer un sentiment aussi redoutable qu’incompréhensible! À en juger par son extérieur, elle semblait être devenue plus vive et plus gaie que jamais, tandis qu’au fond elle avait perdu son bonheur et son repos d’autrefois!

      Marie Dmitrievna proposa, le dimanche matin, à tout son jeune monde d’aller à l’église de sa paroisse: «Car je n’aime pas, disait-elle, les églises à la mode, Dieu est le même partout! Le prêtre y est excellent et officie d’une manière parfaite, le diacre aussi, et je ne vois pas que les chœurs et les morceaux d’ensemble qui se chantent ailleurs fassent ressortir davantage la sainteté du lieu!… Je n’aime pas cela… c’est se donner trop d’aises!»

      Marie Dmitrievna aimait et fêtait religieusement le dimanche; chaque samedi, sa maison était lavée du haut en bas; ni elle ni ses domestiques ne travaillaient le jour du Seigneur, et chacun allait entendre la messe. Elle faisait ajouter un plat de plus à son dîner, et donner de l’eau-de-vie aux gens de l’office, en y joignant pour rôti une oie, ou un petit cochon de lait.

      Nulle part la solennité de ce jour ne se traduisait aussi visiblement que sur la figure large et pleine, et habituellement sérieuse, de la maîtresse de la maison.

      Lorsqu’après la messe on eut servi le café dans le salon, dont les meubles étaient débarrassés de leurs housses, on vint lui annoncer que sa voiture était avancée; drapée dans son châle des grands jours de fête, elle se leva et annonça qu’elle allait faire une visite au vieux prince Bolkonsky, afin de s’expliquer avec lui à propos de Natacha.

      Bientôt après, MmeAubert Chalmé, la fameuse couturière, vint essayer des robes à cette dernière, qui, acceptant avec joie cette diversion, se retira avec elle dans sa chambre. Au moment où, la tête penchée en arrière, elle examinait dans la psyché le dos du corsage, qui était seulement faufilé et sans manches, elle entendit la voix de son père et celle d’une dame, qu’elle reconnut, non sans une vive émotion: c’était la voix d’Hélène. Elle n’avait pas eu encore le temps de passer sa robe, que la porte s’ouvrit, et que la comtesse Besoukhow entra, plus souriante que jamais, vêtue d’une robe de velours violet à larges revers:

      «Ah! Ma charmante, ma toute belle! S’écria-t-elle, je suis venue pour dire à votre père que c’est vraiment incroyable d’être ici, et de ne voir âme qui vive… Aussi j’insiste pour que vous veniez chez moi ce soir… J’aurai quelques personnes, MlleGeorges déclamera…, et si vous ne m’amenez pas vos jolies filles, ajouta-t-elle en s’adressant au comte, qui venait d’entrer sur ses talons, je me brouillerai tout à fait avec vous. Mon mari est parti pour Tver; sans cela, je l’aurais envoyé vous chercher… Sans faute, n’est-ce pas?… sans faute, vers les neuf heures?» Puis, saluant d’un signe de tête la couturière, qu’elle connaissait de longue date, et qui lui répondit par une profonde révérence, elle s’assit dans un fauteuil près de la glace, et, tout en donnant aux plis de sa belle robe un tour plein de grâce, elle continua à bavarder avec la plus affectueuse cordialité, à s’extasier sur la beauté de Natacha, à admirer ses nouvelles toilettes, à faire ressortir la sienne, et finit par lui conseiller d’en commander une pareille à celle qu’elle venait de recevoir de Paris: «Figurez-vous, ma charmante, qu’elle est en gaze à reflets métalliques… Mais peu importe!… vous embellissez tout ce que vous portez!»

      La figure de Natacha rayonnait de plaisir: elle se sentait renaître et recevait avec bonheur les éloges de cette aimable comtesse, qui lui avait paru, au premier abord, si imposante, si inabordable, et qui maintenant lui témoignait une bonne grâce si parfaite. Elle en avait la tête tournée; Hélène, de son côté, était sincère, mais cette sincérité n’excluait point son arrière-pensée de l’attirer chez elle: en effet son frère l’en avait priée, et, tout en se faisant une joie de servir ses intérêts, elle y mettait toute la bonne foi imaginable. Elle avait été jalouse autrefois de Natacha à propos de Boris, mais aujourd’hui elle n’y pensait plus, et elle lui souhaitait sérieusement tout ce qu’elle désirait pour elle-même. Elle la prit à part au moment de la quitter.

      «Mon frère a dîné chez nous hier, et il nous a fait mourir de rire… Il ne mange rien, ne fait que soupirer… Il est fou, amoureux fou de vous, ma belle!»

      Natacha devint pourpre à ces mots.

      «Oh! Comme elle rougit, la chère enfant… vous viendrez, bien sûr?… Si vous aimez quelqu’un, ce n’est pas une raison pour vous cloîtrer, et, à supposer que vous soyez fiancée, je suis sûre que votre futur serait charmé de savoir que vous allez dans le monde en son absence plutôt que de périr d’ennui.»

      «Elle sait que je suis fiancée, se disait Natacha, et cependant elle a plaisanté de tout cela avec Pierre, avec Pierre qui est la droiture même!… Donc, il n’y a rien de mal là dedans.» Grâce à l’influence qu’Hélène exerçait sur elle, ce qui lui avait paru effrayant jusque-là redevint tout à coup simple et naturel: «C’est une vraie grande dame, elle est charmante, et l’on voit qu’elle m’aime de tout son cœur. Pourquoi donc ne pas m’amuser un peu?» se demandait Natacha en la regardant de ses yeux grands ouverts, qui exprimaient une vague surprise.

      Marie Dmitrievna revint pour dîner: il était facile de voir, à son silence et à son air absorbé, qu’elle avait subi une défaite. Trop émue pour parler avec calme des incidents de son entrevue avec le vieux prince, elle répondit au comte que tout marchait bien, et qu’il en saurait davantage le lendemain. Seulement, quand elle apprit la visite et l’invitation de la comtesse Besoukhow, elle dit carrément qu’elle n’aimait pas à la voir chez elle, et déconseilla toute intimité de ce côté.

      «Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers Natacha, puisque tu as promis, vas-y, cela te distraira!»

      XIII

      Le comte se rendit donc avec les deux jeunes filles à la soirée des Besoukhow. Bien que la société y fût très nombreuse, la majeure partie en était inconnue aux Rostow, et le comte remarqua même avec déplaisir qu’elle était presque exclusivement composée d’hommes et de femmes dont les allures se faisaient remarquer par un extrême laisser-aller. La jeunesse, parmi laquelle on voyait plusieurs Français, et entre autres Métivier, qui était devenu l’intime de la maison depuis l’arrivée d’Hélène à Moscou, faisait cercle autour de MlleGeorges. Aussi le comte prit-il, à part lui, la résolution de ne pas jouer, de ne pas quitter ses filles, et de les emmener aussitôt que la grande artiste aurait fini de déclamer.

      Anatole, qui s’était placé près de la porte pour ne pas manquer leur entrée, s’approcha d’eux, les salua, et suivit Natacha, déjà en proie à la même étrange émotion de vanité satisfaite et d’effroi indicible qu’elle avait éprouvée au théâtre.

      Hélène la reçut avec force démonstrations de joie, et la complimenta très haut sur sa beauté et sa jolie toilette. Pendant que MlleGeorges était allée se costumer dans une pièce voisine, on aligna les chaises, on s’assit, et Anatole se disposait à occuper une place à côté de Natacha, lorsque le comte, qui ne quittait pas sa fille des yeux, s’en empara, et l’obligea ainsi à se mettre derrière eux.

      MlleGeorges ne tarda pas à reparaître, drapée d’un châle rouge, relevé sur l’épaule, de manière à laisser voir, dans toute leur beauté, ses gros bras à fossettes; elle s’arrêta au milieu de l’espace qui lui avait


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