Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
à tout sacrifier: «Ne croyez pas, écrivait-elle, que mon père soit mal disposé envers vous; il est vieux et malade, il faut l’excuser; mais il est foncièrement bon, et il finira par aimer celle qui doit rendre son fils heureux.» Elle terminait sa lettre en la priant de lui indiquer l’heure où elles pourraient se voir.
Natacha s’assit et traça machinalement ces deux mots:
«Chère princesse…» Alors elle déposa la plume. Comment continuer? Qu’avait-elle à lui dire après la soirée de la veille?… «Oui, c’est fini, tout est changé maintenant; il faut lui envoyer un refus… mais dois-je le faire?… C’est horrible!…» Et, pour ne pas s’abandonner plus longtemps à ces effrayantes pensées, elle rejoignit Sonia, qui était occupée à choisir des dessins de tapisserie. Après dîner, elle reprit la lecture de la lettre de la princesse Marie: «Est-ce vraiment fini? Se disait-elle, bien fini?… Ce passé est-il donc véritablement effacé de mon cœur?» Elle ne méconnaissait pas la violence du sentiment qu’elle avait éprouvé pour le prince André, mais aujourd’hui elle aimait Kouraguine, et son imagination lui représentait tour à tour, et le bonheur mille fois caressé dans ses rêves qui devait être son partage, quand elle serait mariée à Bolkonsky, et les moindres incidents de la veille, dont le seul souvenir suffisait pour enflammer tout son être: «Pourquoi ne puis-je aimer les deux à la fois? Se disait-elle avec égarement: alors seulement j’aurais pu être heureuse; tandis qu’il m’est impossible de choisir entre eux? Comment le dirai-je, ou plutôt comment le cacher au prince André? Dois-je dire adieu à jamais à son amour qui a si longtemps fait tout mon bonheur?»
«Mademoiselle! Murmura la femme de chambre d’un air mystérieux. Un petit homme m’a remis cela pour vous… – et elle lui tendit une lettre: – Seulement, au nom du ciel…» Natacha prit machinalement la lettre, la décacheta, la lut, et ne comprit qu’une chose, c’est que la lettre était de «lui», de celui qu’elle aimait: «Oui, je l’aime, se dit-elle. S’il en était autrement, garderais-je entre les mains cette lettre brûlante de passion?»
Tremblante d’émotion, elle la dévorait des yeux, et découvrait dans chaque ligne un écho de ses propres sensations… Cette lettre, faut-il l’avouer, avait été composée par Dologhow: elle commençait ainsi:
«Mon sort s’est décidé hier soir: être aimé de vous, ou mourir!… Je n’ai pas d’autre issue!…» Anatole lui disait ensuite que ses parents, à elle, ne consentiraient pas à lui donner sa main, à cause de certaines raisons secrètes, qu’il ne pouvait dévoiler qu’à elle seule, mais que, si elle l’aimait, il lui suffirait de dire oui, et qu’aucune force humaine ne pourrait mettre alors obstacle à leur bonheur… L’amour triomphe de tout!… Il l’enlèverait et l’emmènerait au bout du monde!
— Oui, je l’aime!» se répéta Natacha en relisant pour la vingtième fois ces phrases brûlantes, et en se pénétrant de plus en plus de l’ardeur dont elles étaient empreintes.
Marie Dmitrievna, qui avait été invitée chez les Arharow, proposa aux jeunes filles de l’accompagner; mais Natacha prétexta une migraine, et se retira chez elle.
XV
Sonia revint fort tard de chez les Arharow: en entrant chez Natacha, elle fut toute surprise de la voir endormie sur le canapé, toute habillée. Une lettre décachetée était sur la table à côté d’elle et frappa sa vue: elle la prit et la parcourut, en jetant par intervalles un regard stupéfait sur la dormeuse, et en cherchant en vain une explication sur ses traits. Son visage était calme et heureux, tandis que Sonia, pâle, tremblante de terreur, et pressant son cœur de ses deux mains pour ne pas suffoquer, tombait dans un fauteuil et fondait en larmes.
«Comment n’ai-je rien vu? Se disait-elle; comment cela a-t-il pu aller jusque-là? N’aime-t-elle donc plus son fiancé?… Et ce Kouraguine? Mais c’est un misérable, il la trompe, c’est évident. Que dira Nicolas, ce bon et noble Nicolas, lorsqu’il saura tout? C’est donc là ce que cachait le trouble de sa figure avant-hier, hier et aujourd’hui?… Mais elle ne peut l’aimer, c’est impossible. Elle aura décacheté la lettre sans se douter de qui elle lui venait, elle en aura été offensée, bien sûr…» Sonia essuya ses larmes, s’approcha de Natacha, l’examina encore une fois, et l’appela doucement.
Natacha se réveilla en sursaut.
«Ah! Te voilà de retour!» dit-elle, et elle l’embrassa avec effusion; mais, remarquant aussitôt le trouble de son amie, sa figure trahit l’embarras et la défiance: «Sonia, tu as lu la lettre?
— Oui, murmura Sonia.
— Sonia, dit-elle avec un sourire plein de bonheur et de joie, je ne puis te le cacher plus longtemps! Sonia, Sonia, ma petite âme, nous nous aimons; tu vois, il me l’écrit.»
Sonia n’en pouvait croire ses oreilles.
«Bolkonsky? Dit-elle.
— Sonia, Sonia, si tu pouvais comprendre combien je suis heureuse… Mais tu ne sais pas ce que c’est que l’amour.
— Oh! Natacha!… et l’autre, est-il donc déjà oublié?» Natacha l’écoutait sans avoir l’air de la comprendre: «Quoi! Tu romps avec le prince André?
— Ah oui! Je disais bien que tu n’y comprenais rien!… écoute-moi, répliqua Natacha avec emportement.
— Non, je ne le croirai jamais, répéta Sonia, et j’avoue que je n’y comprends rien… Comment! Pendant toute une année tu aimes un galant homme, et puis tout à coup… Mais lui, tu ne l’as vu que trois fois… C’est impossible, je ne te crois pas, tu veux te moquer de moi! Comment! En trois jours oublier tout?…
— Trois jours? Mais il me semble qu’il y a cent ans que je l’aime…, que je n’ai jamais aimé que lui. Mets-toi là, et écoute.» Alors elle l’attira à elle, en l’embrassant de force: «J’avais souvent entendu dire, et toi aussi sans doute, qu’un pareil amour existait, mais je ne l’avais pas encore éprouvé… il est tout différent de l’autre! À peine l’ai-je entrevu, que j’ai deviné en lui mon maître, je me suis sentie son esclave! Il m’a fallu l’aimer! Oui, son esclave! Quoi qu’il m’ordonne, je le ferai… Tu ne comprends pas cela? Ce n’est pas ma faute!
— Mais penses-y donc!… Je ne peux laisser les choses se passer ainsi… et cette lettre reçue en cachette? Comment as-tu pu l’accepter? Poursuivit Sonia, qui ne pouvait parvenir à dissimuler ni sa frayeur ni sa répugnance.
— Je n’ai plus de volonté, je te l’ai dit, je l’aime, c’est tout? S’écria Natacha avec une exaltation croissante, où se mêlait cependant une certaine crainte.
— S’il en est ainsi, j’empêcherai cela, je te le jure, je dirai tout.» Et des larmes jaillirent des yeux de Sonia.
— Au nom du ciel, ne le fais pas… Si tu en parles, je ne te connais plus… Tu veux donc mon malheur, tu veux que l’on nous sépare!…»
Sonia eut honte et pitié de sa terreur: «Qu’y a-t-il eu entre vous? Que t’a-t-il dit? Pourquoi ne vient-il pas ici, chez nous?
— Sonia, je t’en supplie, dit Natacha sans répondre à sa question, ne me tourmente pas; au nom du ciel, rappelle-toi que personne ne doit se mêler de cela, car je me suis confiée à toi.
— Mais pourquoi tous ces mystères? Pourquoi ne demande-t-il pas tout simplement ta main? Le prince André t’a laissée entièrement libre d’en disposer… As-tu pensé, as-tu cherché à découvrir quelles sont «les raisons secrètes» de sa conduite?»
Natacha, stupéfaite, fixa ses regards sur Sonia; cette question se présentait à elle pour la première fois, elle ne savait qu’y répondre:
«Ses raisons secrètes? Répéta-t-elle… il y en a, voilà tout!»
Sonia soupira et secoua la tête:
«Si