Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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ménager ton père, je ne lui en dirai pas un mot! Heureusement pour lui qu’il s’est enfui, mais je saurai le découvrir! Ajouta-t-elle d’une voix dure… tu m’entends?…» Et, s’asseyant à côté de Natacha, elle passa sa large main sous la tête de la jeune fille, et la força à se retourner de son côté. Sonia et Marie Dmitrievna furent saisies à la vue de son visage: ses yeux étaient secs et brillants, ses lèvres serrées, ses joues creuses.

      «Laissez-moi, tout m’est égal, je mourrai!…» Et, se dégageant avec une violence sauvage, elle reprit sa première position.

      «Nathalie, poursuivit Marie Dmitrievna, je te veux du bien; reste couchée, reste ainsi, si cela te plaît: je ne te toucherai pas, mais écoute…: je ne te redirai pas à quel point je te trouve coupable, tu le sais, mais que dirai-je à ton père, qui sera ici demain?»

      Natacha ne répondit que par un sanglot.

      «Il l’apprendra, bien sûr, ainsi que ton frère et ton fiancé!

      — Je n’ai plus de fiancé, je l’ai refusé! S’écria Natacha avec colère.

      — Peu importe! Reprit Marie Dmitrievna. Que diront-ils, eux? Je connais ton père… il est capable de le provoquer! Et alors qu’arrivera-t-il?

      — Laissez-moi, laissez-moi! Pourquoi avez-vous tout dérangé, pourquoi? Qui vous en avait priée?» Et Natacha, élevant la voix, se souleva en jetant un regard farouche à Marie Dmitrievna.

      «Mais où donc en voulais-tu venir? Répliqua celle-ci, qui ne se contenait plus… T’enfermait-on à triple tour? Qui l’empêchait, lui, de te voir chez moi? Pourquoi t’enlever comme une bohémienne? Tu crois donc qu’on ne t’aurait pas rattrapée?… Quant à lui, c’est un vaurien, un scélérat!

      — Il vaut mieux que vous tous! Si vous ne m’aviez pas empêchée… Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi tout cela? Allez-vous-en, allez-vous-en!» Et elle pleurait avec ce désespoir sans bornes auquel s’abandonnent ceux qui sentent qu’ils sont eux-mêmes la cause de leur malheur.

      Marie Dmitrievna essaya de la calmer, mais Natacha, se redressant tout à coup et retombant sur le canapé, s’écria: «Sortez, sortez, vous me méprisez, vous me détestez!»

      Marie Dmitrievna tint bon, et continua à la sermonner et à lui répéter combien il était urgent de cacher ce déplorable scandale à son père, et que personne n’en saurait rien si elle consentait à ne pas se trahir. Natacha ne disait mot, ses larmes cessèrent, et le frisson et le tremblement de la fièvre s’emparèrent d’elle. Marie Dmitrievna lui glissa un oreiller sous la tête, la couvrit de deux couvertures bien chaudes, et la quitta, persuadée qu’elle finirait par s’endormir. Mais le sommeil ne lui vint pas: ses yeux restèrent grands ouverts et fixes, son visage conserva une pâleur mate, elle ne versa plus une larme, et Sonia, qui s’approcha d’elle à plusieurs reprises pendant cette longue nuit, ne put en tirer un seul mot.

      Le comte revint le lendemain pour l’heure du déjeuner. Il était de très belle humeur: sa vente ayant été heureusement terminée, rien ne le retenait plus à Moscou, et il avait hâte d’aller retrouver la comtesse, qui lui manquait. Marie Dmitrievna lui annonça que, sa fille s’étant trouvée sérieusement malade la veille, elle avait fait venir un médecin, et que d’ailleurs elle allait maintenant beaucoup mieux. Natacha gardait la chambre: assise à la croisée, les lèvres serrées, les yeux secs et fiévreux, elle suivait des yeux, avec une curiosité inquiète, les voitures et les piétons, et se retournait vivement chaque fois quelqu’un entrait chez elle. Elle attendait évidemment des nouvelles d’Anatole, elle espérait le voir arriver ou en recevoir un mot!

      Le bruit des pas de son père la fit tressaillir, mais, à sa vue, l’expression de sa figure, un moment émue, redevint froide et irritée: elle ne se leva même pas.

      «Qu’as-tu, mon ange, tu es malade? Lui dit-il.

      — Oui,» répondit-elle après quelques instants de silence. Ses questions furent pleines de sollicitude, et il lui demanda si son abattement n’avait pas pour cause quelque pénible différend survenu entre elle et son fiancé: elle le rassura, et le pria de ne pas s’en préoccuper. Marie Dmitrievna lui confirma ces assurances. Cependant le comte ne fut dupe, ni de la prétendue maladie de sa fille, ni du changement qui s’était opéré en elle, ni du trouble des visages de Marie Dmitrievna et de Sonia: il devina qu’un grave événement avait dû se passer en son absence, mais la crainte d’apprendre qu’il n’était pas à l’honneur de sa fille, et de compromettre son insouciante gaieté, l’empêcha de questionner; il se rassura, se persuada qu’il n’y avait là rien d’important, et se borna à regretter qu’une raison de santé retardât de quelques jours leur départ pour la campagne.

      XIX

      Pierre, depuis l’arrivée de sa femme à Moscou, projetait de s’en absenter afin de ne pas rester plus longtemps sous le même toit qu’elle; la vive impression que Natacha avait produite sur lui, dans ces derniers temps, contribua également à précipiter l’exécution de son projet. Il alla à Tver rendre visite à la veuve de Bazdéïew, qui lui avait promis de lui donner certains mémoires du défunt.

      On lui remit à son retour une lettre de Marie Dmitrievna, qui l’invitait à passer chez elle au plus tôt pour se concerter sur un sujet des plus graves qui concernait Bolkonsky et Natacha. Pierre avait évité depuis quelque temps de se trouver avec Natacha, vers laquelle il se sentait entraîné par un sentiment plus violent que ne le comportait sa double qualité d’homme marié et d’ami de son fiancé; mais, en dépit de ses résolutions, il plaisait, à ce qu’il paraît, au hasard de les réunir: «Que s’est-il donc passé? Qu’ai-je à y voir? Pensait-il en s’habillant. Pourvu qu’André arrive et que le mariage se fasse!»

      Au moment où il traversait un des boulevards, quelqu’un l’interpella:

      «Pierre! Depuis quand es-tu donc de retour?»

      Pierre se retourna. Une paire de magnifiques trotteurs gris, attelés à un traîneau de maître, emportaient dans une direction contraire, au milieu d’un nuage de neige, Anatole et son éternel compagnon Makarine. Le premier, dont le visage frais et coloré était à moitié caché par son collet de castor, se tenait droit et cambré dans la pose classique des élégants, et son tricorne à panache blanc, mis de côté sur sa tête légèrement inclinée en avant, laissait à découvert ses cheveux frisés et pommadés, que la fine poussière de la neige couvrait d’un reflet d’argent.

      «Dieu me pardonne, voilà le vrai sage, se dit Pierre: il ne voit rien au delà du plaisir présent; rien ne l’inquiète, aussi est-il toujours gai et dispos! Que ne donnerais-je pour être comme lui?»

      Le laquais de Marie Dmitrievna lui annonça, en l’aidant à se débarrasser de sa pelisse, que sa maîtresse l’attendait dans sa chambre à coucher.

      En arrivant dans la salle, il aperçut Natacha assise près de la fenêtre. Une expression de dureté inusitée était répandue sur ses traits pâles et défaits. Quand elle le vit entrer, elle se leva en fronçant les sourcils, et sortit sans se départir de sa réserve.

      «Qu’y a-t-il demanda Pierre en entrant chez Marie Dmitrievna.

      — Ah! Il se passe de jolies choses! Lui répondit-elle. Voilà cinquante-huit ans que je suis de ce monde et je n’avais pas encore vu pareille honte!» Après avoir fait promettre à Pierre de garder le secret, elle lui raconta que Natacha avait rendu sa parole à son fiancé sans en prévenir ses parents, qu’une folle passion pour Kouraguine en était la cause, que sa femme y avait donné les mains et s’était plue à faciliter leurs entrevues, et qu’enfin, perdant la tête, Natacha, pendant l’absence du vieux comte, avait consenti à fuir avec Anatole, afin de se marier clandestinement avec lui.»

      Pierre écoutait bouche béante, et n’en croyait pas ses oreilles! Comment était-il possible que Natacha, cette charmante enfant si passionnément aimée de Bolkonsky, se fût éprise


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