Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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désolerait de faire quelque chose qui pût vous déplaire. Ma confiance en vous est absolue! Vous ne vous doutez guère à quel point votre opinion m’est précieuse et ce que vous avez été pour moi! J’ai vu, – continua-t-elle sans remarquer l’embarras de Pierre, qui rougissait à son tour, – j’ai vu son nom dans l’ordre du jour: Bolkonsky (et elle prononça tout bas ce nom, comme si elle craignait de manquer de force pour achever sa confession), Bolkonsky est de nouveau en Russie, et il a repris du service… Croyez-vous qu’il me pardonne jamais? Croyez-vous qu’il m’en voudra éternellement, le croyez-vous?

      — Je crois, reprit Pierre, qu’il n’a rien à vous pardonner. Si j’étais à sa place…» Et les mêmes paroles d’amour et de pitié qu’il lui avait déjà adressées, se retrouvèrent sur ses lèvres, mais Natacha ne lui donna pas le temps d’achever:

      — Oh! Vous, c’est bien différent! S’écria-t-elle avec exaltation. Je ne connais pas d’homme meilleur et plus généreux que vous, il n’en existe pas! Si vous ne m’aviez soutenue alors, et maintenant encore, je ne sais ce qui serait advenu de moi!…» Les larmes remplirent ses yeux, qu’elle déroba derrière un cahier de musique, et, se détournant brusquement, elle recommença à solfier et à se promener.

      Pétia accourut sur ces entrefaites: c’était maintenant un joli garçon de quinze ans, avec un teint vermeil, des lèvres rouges et un peu fortes; il ressemblait à Natacha. Il se préparait à entrer à l’Université; mais, en dernier lieu et en secret, il avait décidé, entre camarades, de se faire hussard. S’emparant du bras de son homonyme, pour l’entretenir de ce grave projet, il le pria de s’informer si la chose était possible.

      Mais le gros Pierre l’écoutait si peu, que le gamin fut obligé de le tirer par la manche pour forcer son attention.

      «Eh bien, Pierre Kirilovitch, où en est mon affaire? Vous savez que tout mon espoir est en vous?

      — Ah oui! Tu veux entrer dans les hussards?… Oui, j’en parlerai aujourd’hui même!

      — Bonjour, mon cher, lui cria de loin le vieux comte, apportez-vous le manifeste? Ma petite comtesse a entendu ce matin, à la messe chez les Rasoumovsky, une nouvelle prière, qu’elle dit être très belle!

      — Voici le manifeste et les nouvelles: l’Empereur sera ici demain; on réunit une assemblée extraordinaire de la noblesse, et l’on parle d’un recrutement de dix sur mille. Permettez-moi maintenant de vous féliciter!

      — Oui, oui, Dieu soit loué! Et de l’armée, quelles nouvelles?

      — Les nôtres se retirent toujours, ils sont déjà à Smolensk, lui répondit Pierre.

      — Mon Dieu, mon Dieu!… Donnez-moi donc le manifeste, mon cher!

      — Ah! J’oubliais!…» Et Pierre le chercha, mais en vain, dans toutes ses poches, tout en baisant la main à la comtesse, qui venait d’entrer, et en regardant avec inquiétude du côté de la porte, dans l’espoir de voir apparaître Natacha. «Je ne sais vraiment pas où je l’ai fourré: je l’ai bien certainement oublié à la maison. J’y cours!

      — Mais vous serez en retard pour le dîner?

      — Vous avez raison, d’autant mieux que mon cocher n’est plus là.»

      Natacha entra au même moment: l’expression de sa physionomie était douce et émue, et la figure de Pierre, qui continuait à chercher le manifeste, s’illumina à sa vue. Sonia, qui avait poussé ses perquisitions jusqu’à l’antichambre, en rapporta triomphalement les papiers, qu’elle avait fini par trouver soigneusement cachés dans la doublure du chapeau de Pierre.

      «Nous lirons tout cela après le dîner,» dit le vieux comte, qui se promettait une grande jouissance de cette lecture.

      On but du champagne à la santé du nouveau chevalier de Saint-Georges, et Schinchine raconta les nouvelles de la ville, la maladie de la vieille princesse de Géorgie, la disparition de Métivier, et la capture d’un malheureux Allemand, que la populace avait pris pour un espion français, mais que le comte Rostoptchine avait fait relâcher.

      «Oui, oui, on les empoigne tous, dit le comte, et je conseille à la comtesse de moins parler français; ce n’est plus de saison.

      — Savez-vous, dit Schinchine, que le précepteur français de Galitzine apprend le russe? Il est dangereux, à ce qu’il dit, de parler maintenant français dans les rues!

      — Que savez-vous de la milice, comte Pierre Kirilovitch, car vous allez sans doute monter à cheval? Dit le vieux comte en s’adressant à Pierre, qui, silencieux et pensif, ne comprit pas tout de suite de quoi il s’agissait.

      — Ah! La guerre?… oui, mais je ne suis pas un soldat, vous le voyez bien… Du reste, tout est si étrange, si étrange, que je m’y perds! Mes goûts sont antimilitaires, mais, vu les circonstances actuelles, on ne peut répondre de rien!»

      Le dîner fini, le comte, commodément établi dans un fauteuil, pria d’un air grave Sonia, qui avait la réputation d’être une excellente lectrice, de leur lire le manifeste:

      «À notre première capitale, Moscou!

      «L’ennemi a franchi les frontières de la Russie avec des forces innombrables, et se prépare à ruiner notre patrie bien-aimée…» etc… etc… Sonia lisait de sa voix fluette, en y mettant tous ses soins, et le vieux comte écoutait, les yeux fermés, en poussant de longs soupirs à certains passages.

      Natacha regardait curieusement tour à tour son père et Pierre; ce dernier, sentant qu’elle le regardait, évitait de se tourner de son côté; la comtesse désapprouvait par des hochements de tête les expressions solennelles de la proclamation, car elle n’y entrevoyait qu’une chose: le danger auquel son fils continuerait à être exposé, et qui durerait longtemps encore! Schinchine, qui écoutait d’un air railleur, s’apprêtait évidemment à répondre par une épigramme à la lecture de Sonia, aux réflexions que ferait le vieux comte, ou au manifeste même, si du moins il ne s’offrait rien de mieux à son humeur satirique.

      Après avoir lu les passages relatifs aux dangers qui menaçaient la Russie, aux espérances fondées par l’Empereur sur Moscou et surtout sur la vaillante noblesse, Sonia, dont la voix tremblait parce qu’elle se sentait écoutée, arriva enfin à ces dernières paroles: «Nous ne tarderons pas à paraître au milieu de notre peuple, ici, à Moscou, dans notre capitale, et aussi partout où il sera nécessaire dans notre Empire, afin de délibérer et de nous mettre à la tête de toutes les milices, aussi bien de celles qui aujourd’hui déjà arrêtent la marche de l’ennemi, que de celles qui vont se former pour le frapper partout où il se montrera! Que le malheur dont il espère nous accabler retombe sur lui seul, et que l’Europe, délivrée du joug, glorifie la Russie!

      — Voilà qui est bien! Dites un seul mot, Sire, et nous sacrifierons tout sans regret!» s’écria le comte en rouvrant ses yeux mouillés de pleurs, et en reniflant légèrement comme s’il aspirait un flacon de sels anglais.

      Natacha se leva d’un bond, et se suspendit au cou de son père avec un tel élan, que Schinchine n’osa pas plaisanter l’orateur sur son patriotisme.

      «Papa, vous êtes un ange! S’écria-t-elle en l’embrassant, et en jetant à Pierre un regard empreint d’une coquetterie involontaire.

      — Bravo! Voilà ce qui s’appelle une patriote! Dit Schinchine.

      — Pas du tout, reprit Natacha d’un air offensé. Vous vous moquez de tout et, toujours, mais ceci est trop sérieux pour que vous en plaisantiez.

      — Des plaisanteries? S’écria le comte. Qu’il dise un mot, un seul, et nous nous lèverons tous en masse… Nous ne somme pas des Allemands!

      — Avez-vous remarqué, fit observer Pierre à son tour, qu’il y est dit: «pour délibérer…»

      Pétia, à qui on ne faisait nulle attention, s’approcha à ce moment de son père.

      «Maintenant,


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