Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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son mari d’un air mécontent:

      «Voilà; il s’est déboutonné!» dit-elle.

      Le comte, dont l’émotion s’était subitement calmée:

      «Oh! Oh! Dit-il, quelles folies! Un joli soldat, ma foi!… mais, avant tout, il faut apprendre!

      — Ce ne sont pas des folies! Poursuivit Pétia. Fédia Obolensky est plus jeune que moi et il se fait aussi militaire: quant à apprendre, je ne le pourrais pas maintenant, lorsque… – il s’arrêta, et ajouta, en rougissant jusqu’à la racine des cheveux: – lorsque la patrie est en danger!

      — Voyons, voyons, assez de bêtises!

      — Mais, papa, vous-même venez de dire que vous êtes prêt à tout sacrifier?

      — Pétia, tais-toi, – s’écria le comte, en jetant un coup d’œil inquiet à sa femme, qui, pâle et tremblante, regardait son fils cadet!

      — Je vous répète, papa, et Pierre Kirilovitch vous dira…

      — Je te dis que ce sont des bêtises! Tu as encore le lait de ta nourrice au bout du nez, et tu veux déjà te faire militaire!… Folies! Folies! Je te le répète…» Et le comte se dirigea vers son cabinet, en emportant la proclamation, afin de s’en bien pénétrer encore une fois avant de faire sa sieste: «Pierre Kirilovitch, ajouta-t-il, venez avec moi, nous fumerons.»

      Pierre, embarrassé et indécis, subissait l’influence des yeux de Natacha, qu’il n’avait jamais vus aussi brillants et aussi animés que dans ce moment.

      «Mille remerciements… Je crois que je vais retourner chez moi.

      — Comment, chez vous? Mais ne comptiez-vous pas passer la soirée ici? Vous êtes devenu si rare!… Et cette enfant-là? Ajouta le comte avec bonhomie: elle ne s’anime qu’en votre présence.

      — Oui, mais c’est que j’ai oublié… j’ai quelque chose à taire, à faire chez moi, murmura Pierre.

      — Si c’est ainsi, alors, au revoir!» dit le comte, et il sortit du salon.

      — Pourquoi nous quittez-vous? Pourquoi êtes-vous soucieux? Demanda Natacha à Pierre en le regardant en face.

      — Parce que je t’aime! Aurait-il voulu pouvoir lui répondre; mais il garda un silence embarrassé, et baissa les yeux.

      — Pourquoi? Dites-le-moi, je vous en prie?» poursuivit Natacha d’un ton décidé; mais soudain elle se tut, et leurs regards se rencontrèrent confus et effrayés.

      Pierre essaya en vain de sourire: son sourire exprimait la souffrance; il lui prit la main, la baisa, et sortit sans proférer une parole: il venait de prendre la résolution, de ne plus remettre les pieds chez les Rostow!

      XXI

      Pétia, après avoir été brusquement éconduit, s’enferma dans sa chambre et y pleura à chaudes larmes, mais aucun des siens n’eut l’air de remarquer qu’il avait les yeux rouges lorsqu’il reparut à l’heure du thé.

      L’Empereur arriva le lendemain. Quelques gens de la domesticité des Rostow demandèrent à leurs maîtres la permission d’aller assister à son entrée. Pétia mit beaucoup de temps à s’habiller ce matin-là, et fit son possible pour arranger ses cheveux et son col à, la manière des grandes personnes! Debout devant son miroir, il faisait force gestes, haussait les épaules, fronçait les sourcils, et enfin, satisfait de lui-même, il se glissa hors de la maison par l’escalier dérobé, sans souffler mot à qui que ce fût de ses projets.

      Sa résolution était prise: il lui fallait trouver à tout prix l’Empereur, parler à un de ses chambellans (il s’imaginait qu’un Souverain en était toujours entouré par douzaines), lui faire expliquer qu’il était le comte Rostow, que, malgré sa jeunesse, il brûlait du désir de servir sa patrie, et une foule d’autres belles choses qui, d’après lui, devaient être d’un effet irrésistible sur l’esprit du chambellan en question.

      Bien qu’il comptât aussi beaucoup, pour assurer le succès de sa démarche, sur sa figure d’enfant, et sur la surprise qu’elle ne manquerait pas de provoquer, il n’en cherchait pas moins, en arrangeant ses cheveux et son col, à se donner l’apparence et la tournure d’un homme fait. Mais plus il marchait, plus il s’intéressait au spectacle de la foule qui se pressait autour des murs du Kremlin, et moins il songeait à conserver le maintien des personnes d’un certain âge.

      Force lui fut aussi de jouer des coudes pour ne pas se laisser par trop bousculer. Quand il fut enfin à la porte de la Trinité, la foule, qui ne pouvait deviner le but patriotique de sa course, l’accula si bien contre la muraille, qu’il fut obligé de s’arrêter, pendant que des voitures, à la suite l’une de l’autre, franchissaient la voûte en maçonnerie. À côté de Pétia, et refoulés comme lui, se tenaient une grosse femme du peuple, un laquais et un vieux soldat. L’impatience commençant à le gagner, il se décida à aller de l’avant, sans attendre la fin du défilé et essaya de se frayer un chemin en donnant une forte poussée à sa grosse voisine.

      «Eh! Dis donc, mon petit Monsieur! Lui cria la voisine en l’interpellant d’un air furieux… Tu vois bien que personne ne bouge! Où veux-tu donc te fourrer?

      — S’il ne faut que rosser les gens pour se faire faire place, c’est pas malin!» dit le laquais en appliquant à Pétia un vigoureux coup de poing, qui l’envoya rouler dans un coin, d’où s’exhalaient des odeurs d’une nature plus que douteuse.

      Le malheureux enfant essuya sa figure couverte de sueur, releva tant bien que mal son col, que la transpiration avait complètement défraîchi, et se demanda avec angoisse si, dans un pareil état, le chambellan ne l’empêcherait pas d’arriver jusqu’à l’Empereur. Il lui était impossible de sortir de cette maudite impasse et de réparer le désordre de sa toilette: il aurait pu sans doute s’adresser à un général que ses parents connaissaient, et dont la voiture venait de le frôler, mais il lui sembla que ce ne serait pas digne d’un homme comme lui, et, bon gré mal gré, il lui fallut se résigner à son triste sort!

      Enfin la foule s’ébranla, en entraînant Pétia avec elle, et le déposa sur la place, encombrée de curieux. Il y en avait partout, et jusque sur les toits des maisons. Arrivé là, il put entendre à son aise la joyeuse sonnerie des cloches et le murmure confus du flot populaire qui envahissait chaque recoin de la vaste étendue.

      Tout à coup les têtes se découvrirent, et le peuple se rua en avant. Pétia, à moitié écrasé, assourdi par des hourras frénétiques, faisait de vains efforts, en s’élevant sur la pointe des pieds, pour se rendre compte de la cause de ce mouvement.

      Il ne voyait que des visages émus et exaltés: à côté de lui, une marchande pleurait à chaudes larmes.

      «Mon petit père! Mon ange!» s’écriait-elle en essuyant ses pleurs avec ses doigts. La foule, arrêtée une seconde, continua à avancer.

      Pétia, entraîné par l’exemple, ne savait plus ce qu’il faisait: les dents serrées, roulant les yeux d’un air furibond, il donnait des coups de poing à droite et à gauche, criait hourra comme les autres et paraissait tout prêt à exterminer ses semblables, qui, de leur côté, lui rendaient ses coups, en hurlant de toutes leurs forces. «Voilà donc l’Empereur! Se dit-il… Comment pourrais-je songer à lui adresser moi-même ma requête, ce serait trop de hardiesse!» Néanmoins il continuait à se frayer un chemin, et il finit par entrevoir au loin un espace vide, tendu de drap rouge. La foule, dont les premiers rangs étaient contenus par la police, reflua en arrière; l’Empereur sortait du palais et se rendait à l’église de l’Assomption. À ce moment, Pétia reçut dans les côtes une telle bourrade, qu’il en tomba à la renverse sans connaissance. Quand il reprit ses sens, il se trouva soutenu par un ecclésiastique, un sacristain sans doute, dont la tête presque chauve n’avait pour tout ornement qu’une touffe de cheveux gris descendant sur la nuque; ce protecteur


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