Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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en lui un sentiment d’admiration pour ce grand génie, joint à une impression d’orgueil blessé que traversait l’espoir d’une prochaine revanche:

      «Et s’il ne restait plus qu’à mourir? Pensait-il; eh bien, on saura mourir, et pas plus mal qu’un autre, s’il le faut.»

      Il regardait avec dédain ces files innombrables de charrettes, de parcs d’artillerie, s’enchevêtrant, se confondant l’un dans l’autre, et plus loin encore et toujours des charrettes, des chariots de toute forme se dépassant, se heurtant et s’interceptant le passage, en trois ou quatre rangs serrés, sur la large route boueuse. Devant, derrière, aussi loin que l’on pouvait percevoir un son, on entendait de tous côtés le bruit des roues, des charrettes, des affûts, le piétinement des chevaux, les cris des conducteurs pressant leurs attelages, les jurons des soldats, des domestiques et des officiers. Sur les bords du chemin on voyait à chaque pas des chevaux morts, dont quelques-uns étaient déjà écorchés, des charrettes à moitié brisées, des soldats de toute arme sortant en foule des villages voisins, et traînant à leur suite des moutons, des poules, du foin et de grands sacs pleins jusqu’au bord; aux descentes et aux montées, les groupes devenaient plus compacts, et leurs cris confus se fondaient en une clameur ininterrompue. Quelques soldats enfoncés dans la boue jusqu’aux genoux soutenaient les roues des avant-trains et des fourgons; les fouets sifflaient dans l’air, les chevaux glissaient, les traits se rompaient et les vociférations semblaient faire éclater les poitrines. Les officiers, surveillant la marche, galopaient en avant et en arrière; leurs figures harassées trahissaient leur impuissance à rétablir l’ordre, et leurs commandements se noyaient dans le brouhaha de cette houle humaine.

      «Voilà la chère armée orthodoxe!» se dit Bolkonsky, en se rappelant les paroles de Bilibine et en s’approchant d’un fourgon pour s’enquérir du général en chef.

      Une voiture de forme étrange, traînée par un cheval, tenant le milieu entre la charrette, la calèche et le cabriolet, et dont les matériaux hétérogènes accusaient une fabrication de circonstance, frappa ses regards à quelques pas de lui; un soldat la conduisait, et l’on apercevait, sous la capote et le tablier de cuir, une femme tout enveloppée de châles. Au moment de faire sa question, le prince André en fut détourné par les cris désespérés que poussait cette femme. L’officier placé à la tête de la file battait son conducteur parce qu’il essayait de dépasser les autres, et les coups de fouet cinglaient le tablier de la voiture. À la vue du prince André, la femme avança la tête, et, faisant des signes réitérés de la main, elle l’interpella:

      «Monsieur l’aide de camp, monsieur l’aide de camp, pitié, de grâce, défendez-moi! Qu’est-ce qui va m’arriver? Je suis la femme du médecin du 7ème chasseurs; on ne nous laisse pas passer, nous sommes restés en arrière, nous avons perdu les nôtres!

      — Arrière, ou je t’aplatirai comme une galette, criait l’officier en colère au soldat, arrière avec ta coquine!

      — Monsieur l’aide de camp, défendez-moi, que me veut-on?

      — Laissez passer cette voiture, ne voyez-vous pas qu’il y a une femme dedans?» dit le prince André, en s’adressant à l’officier.

      Celui-ci le regarda sans répondre et, se tournant vers le soldat: «Ah! Oui, que je te laisserai passer… Arrière, animal!

      — Laissez-le passer, vous dis-je, reprit le prince André.

      — Qui es-tu, toi?» demanda l’officier hors de lui. Et il appuya sur le «toi».

      «Es-tu le chef ici? C’est moi qui suis le chef, et pas toi, entends-tu bien?… Et toi, là-bas, arrière, ou je t’aplatis comme une galette! Continua-t-il en répétant l’expression, qui lui avait plu sans doute.

      — Bien arrangé, le petit aide de camp!» dit une voix dans la foule.

      L’officier était arrivé à ce paroxysme de fureur qui enlève aux gens la conscience de leurs actes, et le prince André sentit un moment que son intervention frisait le ridicule, la chose qu’il craignait le plus au monde; mais, son instinct prenant le dessus, il se laissa à son tour emporter par une colère folle, et il s’approcha de l’officier en levant son fouet et en scandant ces mots:

      «Veuillez laisser passer!»

      L’officier fit un geste de mauvaise humeur et se hâta de s’éloigner:

      «C’est toujours leur faute à ceux-là de l’état-major, le désordre et tout le bataclan, grommela-t-il; eh bien, faites comme vous voudrez.»

      Le prince André se hâta à son tour et, sans lever les yeux sur la femme du médecin, qui l’appelait son sauveur, repassant dans sa tête les détails de cette scène ridicule, il galopa jusqu’au village, où se trouvait, lui avait-on dit, le général en chef. Arrivé là, il descendit de cheval, dans l’intention de manger un peu, de se reposer un instant et de mettre de l’ordre dans le trouble pénible de ses impressions:

      «C’est une troupe de bandits, ce n’est pas une armée,» pensait-il, lorsqu’une voix connue l’appela par son nom.

      Il se retourna, et il aperçut à une petite fenêtre Nesvitsky, qui mâchonnait quelque chose et lui faisait de grands gestes.

      «Bolkonsky, ne m’entends-tu pas? Viens vite!»

      Entré dans la maison, il y trouva Nesvitsky et un autre aide de camp, qui déjeunaient; ils s’empressèrent de lui demander d’un air alarmé s’il apportait quelque nouvelle.

      «Où est le général en chef? Demanda Bolkonsky.

      — Ici, dans cette maison, répondit l’aide de camp.

      — Eh bien, est-ce vrai, la paix et la capitulation? Demanda Nesvitsky.

      — C’est à vous de me le dire, je n’en sais rien, car j’ai eu toutes les peines du monde à vous rejoindre.

      — Ah! Mon cher, ce qui se passe chez nous est vraiment affreux… je fais mon mea culpa… nous nous sommes moqués de Mack, et notre situation est pire que la sienne; assieds-toi et déjeune, ajouta Nesvitsky.

      — Il vous sera impossible, mon prince, de retrouver à présent votre fourgon et vos effets: quant à votre Pierre, Dieu sait où il est.

      — Où est donc le quartier général?

      — Nous couchons à Znaïm.

      — Quant à moi, dit Nesvitsky, j’ai chargé sur deux chevaux tout ce dont j’ai besoin et l’on m’a fait d’excellents bâts qui résisteraient même aux chemins des montagnes de la Bohême!… Ça va mal, mon cher… Eh bien, es-tu malade?… il me semble que tu frissonnes?

      — Je n’ai rien,» répondit le prince André.

      Et il se rappela au même instant sa rencontre avec la femme du médecin et l’officier du train.

      «Que fait ici le général en chef?

      — Je n’y comprends rien, répondit Nesvitsky.

      — Et moi, je ne comprends qu’une chose: c’est que tout ça est déplorable,» dit le prince André.

      Et il se rendit chez Koutouzow; il remarqua, en passant, sa voiture et les chevaux de sa suite harassés, éreintés, entourés de cosaques et de gens de service, qui causaient à haute voix entre eux. Koutouzow lui-même était dans la chaumière avec Bagration et Weirother (c’était le nom du général autrichien qui remplaçait le défunt Schmidt). Dans le vestibule, le petit Koslovsky, la figure fatiguée par les veilles, assis sur ses talons, dictait des ordres à un secrétaire, qui les griffonnait à la hâte sur un tonneau renversé. Koslovsky jeta un coup d’œil à l’arrivant, sans se donner le temps de le saluer:

      «À la ligne… as-tu écrit?… Le régiment des grenadiers de Kiew, le régiment de…

      — Impossible de vous suivre, Votre Haute Noblesse,» répliqua le secrétaire d’un ton de


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