Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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un grand nombre de pétitionnaires.

      «De la part du général en chef Koutouzow!… De bonnes nouvelles, j’espère?… Un engagement avec Mortier!… Une victoire!… il était temps!»

      Le ministre se mit à lire la dépêche qui lui était adressée:

      «Ah! Mon Dieu, Schmidt, quel malheur! Quel malheur! Dit-il en allemand, et, après l’avoir parcourue, il la posa sur la table, d’un air soucieux. Ah! Quel malheur! Vous dites que l’affaire a été décisive? Pourtant Mortier n’a pas été fait prisonnier!…»

      Puis, après un moment de silence:

      «Je suis bien satisfait de vos bonnes nouvelles, quoique ce soit les payer un peu cher, par la mort de Schmidt! Sa Majesté désirera sûrement vous voir, mais pas à présent. Je vous remercie, allez vous reposer et trouvez-vous demain sur le passage de Sa Majesté après la parade; du reste je vous ferai prévenir. Au revoir!… Sa Majesté désirera sûrement vous voir elle-même,» répéta-t-il en le congédiant.

      Lorsque le prince André eut quitté le palais, il lui sembla qu’il avait laissé derrière lui, entre les mains d’un ministre indifférent et de son aide de camp obséquieux, toute l’émotion et tout le bonheur que lui avait causés la victoire. La disposition de son esprit n’était plus la même, et la bataille ne se présentait plus à lui que comme un lointain, bien lointain souvenir.

      IX

      Le prince André descendit à Brünn chez une de ses connaissances russes, le diplomate Bilibine.

      «Ah! Cher prince, rien ne pouvait m’être plus agréable, lui dit son hôte en allant à sa rencontre… Franz, portez les effets du prince dans ma chambre à coucher, ajouta-t-il en s’adressant au domestique qui conduisait Bolkonsky… Vous êtes le messager d’une victoire, c’est parfait; quant à moi, je suis malade, comme vous le voyez.»

      Après avoir fait sa toilette, le prince André rejoignit le diplomate dans un élégant cabinet, où il se mit à table devant le dîner qu’on venait de lui préparer, pendant que son hôte s’asseyait au coin de la cheminée.

      Le prince André retrouvait avec plaisir, dans ce milieu, les éléments d’élégance et de confort auxquels il était habitué depuis son enfance, et qui lui avaient si souvent manqué dans ces derniers temps. Il lui était agréable, après la réception autrichienne, de pouvoir parler, non pas en russe, car ils causaient en français, mais avec un Russe, qui partageait, il fallait le supposer, l’aversion très vive qu’inspiraient généralement alors les Autrichiens.

      Bilibine avait trente-cinq ans environ; il était garçon, et appartenait au même cercle de société que le prince André. Après s’être connus à Pétersbourg, ils s’étaient retrouvés et rapprochés, pendant le séjour qu’André avait fait à Vienne à la suite de son général. Ils avaient tous deux les qualités requises pour parcourir, chacun dans sa spécialité, une rapide et brillante carrière. Bilibine, quoique jeune, n’était plus un jeune diplomate, car, depuis l’âge de seize ans, il était dans la carrière. Arrivé à Vienne, après avoir passé par Paris et Copenhague, il y occupait une position importante. Le chancelier et notre ambassadeur en Autriche faisaient cas de sa capacité, et l’appréciaient. Il ne ressemblait en rien à ces diplomates dont les qualités sont négatives, dont toute la science consiste à ne pas se compromettre et à parler français: il était de ceux qui aiment le travail, et, malgré une certaine paresse native, il lui arrivait, souvent de passer la nuit à son bureau. L’objet de son travail lui était indifférent: ce qui l’intéressait, ce n’était pas le pourquoi, mais le comment, et il trouvait un plaisir tout particulier à composer, d’une façon ingénieuse, élégante et habile, n’importe quels mémorandums, rapports ou circulaires. Outre les services qu’il rendait la plume à la main, on lui reconnaissait encore le talent de savoir se conduire et de parler à propos dans les hautes sphères.

      Bilibine n’aimait la causerie que lorsqu’elle lui offrait l’occasion de dire quelque chose de remarquable et de la parsemer de ces traits brillants et originaux, de ces phrases fines et acérées, qui, préparées à l’avance dans son laboratoire intime, étaient si faciles à retenir, qu’elles restaient gravées même clans les cervelles les plus dures; c’est, ainsi que les mots de Bilibine se colportaient dans les salons de Vienne et influaient parfois sur les événements.

      Son visage jaune, maigre et fatigué était creusé de plis; chacun de ces plis était si soigneusement lavé, qu’il rappelait l’aspect du bout des doigts lorsqu’ils ont fait un long séjour dans l’eau; le jeu de sa physionomie consistait dans le mouvement perpétuel de ces plis. Tantôt c’était son front qui se ridait, tantôt ses sourcils qui s’élevaient ou s’abaissaient tour à tour, ou bien ses joues qui se fronçaient. Un regard toujours gai et franc partait de ses petits yeux enfoncés.

      «Eh bien, racontez-moi vos exploits!» Bolkonsky lui narra aussitôt, sans se mettre en avant, les détails de l’affaire et la réception du ministre: «Ils m’ont reçu, moi et ma nouvelle, comme un chien dans un jeu de quilles.»

      Bilibine sourit, et ses rides se détendirent.

      «Cependant, mon cher, dit-il en regardant ses ongles à distance, et en plissant sa peau sous l’œil gauche, malgré la haute estime que je professe pour les armées russo-orthodoxes, il me semble que cette victoire n’est pas des plus victorieuses.»

      Il continuait à parler français, ne prononçant en russe que certains mots qu’il voulait souligner d’une façon dédaigneuse:

      «Comment! Vous avez écrasé de tout votre poids le malheureux Mortier, qui n’avait qu’une division, et ce Mortier vous échappe!… Où est donc votre victoire?

      — Sans nous vanter, vous avouerez pourtant que cela vaut mieux qu’Ulm?…

      — Pourquoi n’avoir pas fait prisonnier un maréchal, un seul maréchal?

      — Parce que les événements n’arrivent pas selon notre volonté et ne se règlent pas d’avance comme une parade! Nous avions espéré le tourner vers les sept heures du matin, et nous n’y sommes arrivés qu’à cinq heures du soir.

      — Pourquoi n’y êtes-vous pas arrivés à sept heures? Il fallait y arriver.

      — Pourquoi n’avez-vous pas soufflé à Bonaparte, par voie diplomatique, qu’il ferait bien d’abandonner Gênes? Reprit le prince André du même ton de raillerie.

      — Oh! Je sais bien, repartit Bilibine… vous vous dites qu’il est très facile de faire prisonniers des maréchaux au coin de son feu; c’est vrai, et pourtant, pourquoi ne l’avez-vous pas fait? Ne vous étonnez donc pas que, à l’exemple du ministre de la guerre, notre auguste Empereur et le roi Franz ne vous soient pas bien reconnaissants de cette victoire; et moi-même, infime secrétaire de l’ambassade de Russie, je n’éprouve pas un besoin irrésistible de témoigner mon enthousiasme, en donnant un thaler à mon Franz, avec la permission d’aller se promener avec sa «Liebchen» au Prater… J’oublie qu’il n’y a pas de Prater ici.» Il regarda le prince André et déplissa subitement son front.

      «Alors, mon cher, c’est à mon tour de vous demander pourquoi? Je ne le comprends pas, je l’avoue; peut-être y a-t-il là-dessous quelques finesses diplomatiques qui dépassent ma faible intelligence? Le fait est que je n’y comprends rien: Mack perd une armée entière, l’archiduc Ferdinand et l’archiduc Charles s’abstiennent de donner signe de vie et commettent faute sur faute. Koutouzow seul gagne franchement une bataille, rompt le charme français, et le ministre de la guerre ne désire même pas connaître les détails de la victoire.

      — C’est là le nœud de la question! Voyez-vous, mon cher, hourra pour le czar, pour la Russie, pour la foi! Tout cela est bel et bon; mais que nous importent, je veux dire qu’importent à la cour d’Autriche toutes vos victoires! Apportez-nous une bonne petite nouvelle du succès d’un archiduc Charles ou d’un archiduc


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