Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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pins à l’aspect sauvage et impénétrable, derrière laquelle s’élançaient les tours d’un couvent, et bien loin, sur la hauteur, on entrevoyait les patrouilles ennemies. En avant de la batterie, le général commandant l’arrière-garde, accompagné d’un officier de l’état-major, examinait le terrain à l’aide d’une longue-vue; à quelques pas de lui, assis sur l’affût d’un canon, Nesvitsky, envoyé à l’arrière-garde par le général en chef, faisait à ses camarades les honneurs de ses petits pâtés arrosés de véritable Doppel-Kummel3. Le cosaque qui le suivait lui présentait le flacon et la cantine, pendant que les officiers l’entouraient gaiement, les uns à genoux, les autres assis à la turque sur l’herbe mouillée.

      «Pas bête ce prince autrichien qui s’est construit ici un château! Quel charmant endroit! Eh bien, messieurs, vous ne mangez plus!

      — Mille remerciements, prince, répondit l’un d’eux, qui trouvait un plaisir extrême à causer avec un aussi gros bonnet de l’état-major…

      — Le site est ravissant: nous avons côtoyé le parc et aperçu deux cerfs, et quel beau château!

      — Voyez, prince, dit un autre qui, se faisant scrupule d’avaler encore un petit pâté, détourna son intérêt sur le paysage: voyez, nos fantassins s’y sont déjà introduits; tenez, là-bas derrière le village, sur cette petite prairie, il y en a trois qui traînent quelque chose. Ils l’auront bien vite nettoyé, ce château! Ajouta-t-il avec un sourire d’approbation.

      — Oui, oui, dit Nesvitsky, en introduisant un petit pâté dans sa grande et belle bouche aux lèvres humides. Quant à moi, j’aurais désiré pénétrer là dedans, continua-t-il en indiquant les hautes tours du couvent situé sur la montagne, et ses yeux brillèrent en se fermant à demi.

      — Ne serait-ce pas charmant, avouez-le, messieurs?… Pour effrayer ces nonnettes, j’aurais, ma foi, donné cinq ans de ma vie… des Italiennes, dit-on, et il y en a de jolies.

      — D’autant plus qu’elles s’ennuient à mourir,» ajouta un officier plus hardi que les autres.

      Pendant ce temps, l’officier de l’état-major indiquait quelque chose au général, qui l’examinait avec sa longue-vue.

      «C’est ça, c’est ça! Répondit le général d’un ton de mauvaise humeur, en abaissant sa lorgnette et en haussant les épaules… Ils vont tirer sur les nôtres!… Comme ils traînent!»

      À l’œil nu, on distinguait de l’autre côté une batterie ennemie, de laquelle s’échappait une légère fumée d’un blanc de lait, puis on entendit un bruit sourd et l’on vit nos troupes hâter le pas au passage de la rivière. Nesvitsky se leva en s’éventant, et s’approcha du général, le sourire sur les lèvres.

      «Votre Excellence ne voudrait-elle pas manger un morceau?

      — Cela ne va pas, dit le général sans répondre à son invitation, les nôtres sont en retard.

      — Faut-il y courir, Excellence?

      — Oui, allez-y, je vous prie…»

      Et le général lui répéta l’ordre qui avait déjà été donné:

      «Vous direz aux hussards de passer les derniers, de brûler le pont, comme je l’ai ordonné, et de s’assurer si les matières inflammables sont bien placées.

      — Très bien, répondit Nesvitsky; – alors il fit signe au cosaque de lui amener son cheval et de ranger sa cantine, et hissa légèrement son gros corps en selle. – Ma parole, j’irai voir, en passant, les nonnettes, dit-il aux officiers, en lançant son cheval sur le sentier sinueux qui se déroulait au flanc de la montagne.

      — Voyons, capitaine, dit le général, en s’adressant à l’artilleur, tirez, le hasard dirigera vos coups… amusez-vous un peu!

      — Les servants à leurs pièces! Commanda l’officier, et, un instant après, les artilleurs quittèrent gaiement leurs feux de bivouac pour courir aux canons et les charger.

      «N°1!…»

      Et le N°1 s’élança crânement dans l’espace!

      Un son métallique et assourdissant retentit: la grenade, en sifflant, vola par-dessus les têtes des nôtres et alla tomber bien en avant de l’ennemi; un léger nuage de fumée indiqua l’endroit de la chute et de l’explosion. Officiers et soldats s’étaient réveillés à ce bruit, et tous suivirent avec intérêt la marche de nos troupes au bas de la montagne, et celle de l’ennemi qui avançait. Tout se voyait distinctement. Le son répercuté de ce coup solitaire et les rayons brillants du soleil, déchirant son voile de nuages, se fondirent en une seule et même impression d’entrain et de vie.

      VII

      Deux boulets ennemis avaient passé par-dessus le pont, et sur le pont il y avait foule. Tout au milieu, appuyé contre la balustrade, se tenait le prince Nesvitsky, riant et regardant son cosaque qui tenait les deux chevaux un peu en arrière de lui. À peine faisait-il un pas en avant, que les soldats et les chariots le repoussaient contre le parapet, et il se remettait à sourire.

      «Eh! Là-bas, camarade, disait le cosaque à un soldat qui conduisait un fourgon, et refoulait l’infanterie massée autour de ses roues… Eh! Là-bas, attends donc, laisse passer le général!»

      Mais le soldat du train, sans faire la moindre attention au titre de général, criait contre les hommes qui lui barraient la route:

      «Eh! Pays, tire à gauche, gare!…»

      Mais les «pays», épaule contre épaule, leurs baïonnettes s’entrechoquant, continuaient à marcher en masse compacte. En regardant au-dessous de lui, le prince Nesvitsky pouvait apercevoir les petites vagues, rapides et clapotantes de l’Enns, qui, courant l’une sur l’autre, se confondaient, blanches d’écume, en se brisant sous l’arche du pont. En regardant autour de lui, il voyait se succéder des vagues vivantes de soldats semblables à celles d’en bas, des vagues de shakos recouverts de leurs fourreaux, de sacs, de fusils aux longues baïonnettes, de visages aux pommettes saillantes, aux joues creuses, à l’expression insouciante et fatiguée, et de pieds en mouvement foulant les planches boueuses du pont. Parfois, un officier en manteau se frayait un passage à travers ces ondes uniformes, comme un jet de la blanche écume qui courait sur les eaux de l’Enns. Parfois les ondes de l’infanterie entraînaient avec elles un hussard à pied, un domestique militaire, un habitant de la ville, comme de légers morceaux de bois emportés par le courant; parfois encore, un fourgon d’officier ou de compagnie, recouvert de cuir de haut en bas, voguait majestueusement, soutenu par la vague humaine comme une poutre descendant la rivière.

      «Voilà!… c’est comme une digue rompue! Dit le cosaque, sans pouvoir avancer.

      — Dites donc, y en a-t-il encore beaucoup à passer?

      — Un million moins un, répondit un loustic de belle humeur, clignant de l’œil et en le frôlant de sa capote déchirée. Après lui venait un vieux soldat, à l’air sombre, qui disait à son camarade:

      «À présent qu’il (l’ennemi) va chauffer le pont, on ne pensera plus à se gratter!…»

      Et les soldats passaient, et à leur suite venait un fourgon avec un domestique militaire qui fouillait sous la bâche en criant:

      «Où diable a-t-on fourré le tournevis?…»

      Et celui-là aussi passait son chemin. Puis venaient des soldats en gaieté, qui avaient quelques gouttes d’eau-de-vie sur la conscience:

      «Comme il lui a bien appliqué sa crosse droit dans les dents, le cher homme! Disait en ricanant l’un d’eux qui gesticulait, la capote relevée…

      — C’est bien fait pour ce doux jambon!» répondit l’autre en riant.

      Et ils passèrent, en sorte que Nesvitsky ne


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