Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
Denissow, je t’en prie, s’écria Rostow en rougissant, prends de mon argent, tu sais que j’en ai.
— Je n’aime pas à emprunter aux amis. Non, je n’aime pas cela.
— Si tu ne me traites pas en camarade, tu m’offenseras sérieusement; j’en ai, je t’assure, répéta Rostow.
— Mais non, je te le répète…»
Denissow s’approcha du lit pour retirer sa bourse de dessous l’oreiller:
«Où l’as-tu cachée?
— Sous le dernier oreiller.
— Elle n’y est pas!…»
Et Denissow jeta les deux oreillers par terre.
«C’est vraiment inouï!
— Tu l’auras fait tomber, attends, dit Rostow, en secouant les oreillers à son tour et en rejetant également de côté la couverture… Pas de bourse!… Aurais-je donc oublié? Mais non, puisque j’ai même pensé que tu la gardais sous ta tête comme un trésor. Je l’ai bien mise là pourtant; où est-elle donc? Ajouta-t-il en se tournant vers Lavrouchka.
— Elle doit être là où vous l’avez laissée, car je ne suis pas entré!
— Et je te dis qu’elle n’y est pas.
— C’est toujours la même histoire… vous oubliez toujours où vous mettez les choses… regardez dans vos poches.
— Mais non, te dis-je, puisque j’ai pensé au trésor… je me rappelle très bien que je l’ai mise là.»
Lavrouchka défit entièrement le lit, regarda partout, fureta dans tous les coins, et s’arrêta au beau milieu de la chambre, en étendant les bras avec stupéfaction. Denissow, qui avait suivi tous ses mouvements en silence, se tourna à ce geste vers Rostow:
«Voyons, Rostow, cesse de plaisanter!»
Rostow, en sentant peser sur lui le regard de son ami, releva les yeux et les baissa aussitôt. Son visage devint pourpre et la respiration lui manqua.
«Il n’y a eu ici que le lieutenant et vous deux, donc elle doit y être! Dit Lavrouchka.
— Eh bien, alors, poupée du diable, remue-toi… cherche, s’écria Denissow devenu cramoisi, et le menaçant du poing: il, faut qu’elle se trouve, sans cela je te cravacherai… je vous cravacherai tous!…»
Rostow boutonna sa veste, agrafa son ceinturon et prit sa casquette.
«Trouve-la, te dis-je, continuait Denissow en secouant son domestique et en le poussant violemment contre la muraille.
— Laisse-le, Denissow, je sais qui l’a prise…»
Et Rostow se dirigea vers la porte, les yeux toujours baissés. Denissow, ayant subitement compris son allusion, s’arrêta et lui saisit la main:
«Quelle bêtise! S’écria-t-il si fortement que les veines de son cou et de son front se tendirent comme des cordes. Tu deviens fou, je crois… la bourse est ici, j’écorcherai vif ce misérable et elle se retrouvera.
— Je sais qui l’a prise, répéta Rostow d’une voix étranglée.
— Et moi, je te défends…» s’écria Denissow.
Mais Rostow s’arracha avec colère à son étreinte.
«Tu ne comprends donc pas, lui dit-il, en le regardant droit et ferme dans les yeux, tu ne comprends donc pas ce que tu me dis? Il n’y avait que moi ici; donc, si ce n’est pas l’autre, c’est… et il se précipita hors de la chambre sans achever sa phrase.
— Ah! Que le diable t’emporte, toi et tout le reste!»
Ce furent les dernières paroles qui arrivèrent aux oreilles de Rostow; peu d’instants après il entrait dans le logement de Télianine.
«Mon maître n’est pas à la maison, lui dit le domestique, il est allé à l’état-major… Est-il arrivé quelque chose? Ajouta-t-il, en remarquant la figure bouleversée du junker.
— Non, rien!
— Vous l’avez manqué de peu.»
Sans rentrer chez lui, Rostow monta à cheval et se rendit à l’état-major, qui était établi à trois verstes de Saltzeneck; il y avait là un petit «traktir» où se réunissaient les officiers. Arrivé devant la porte, il y vit attaché le cheval de Télianine; le jeune officier était attablé dans la chambre du fond devant un plat de saucisses et une bouteille de vin.
«Ah! Vous voilà aussi, jeune adolescent, dit-il en souriant et en élevant ses sourcils.
— Oui,» dit Rostow avec effort, et il s’assit à une table voisine, à côté de deux Allemands et d’un officier russe.
Tous gardaient le silence, on n’entendait que le cliquetis des couteaux. Ayant fini de déjeuner, le lieutenant tira de sa poche une longue bourse, en fit glisser les coulants de ses petits doigts blancs et recourbés à la poulaine, y prit une pièce d’or et la tendit au garçon.
«Dépêchez-vous, dit-il.
— Permettez-moi d’examiner cette bourse,» murmura Rostow en s’approchant.
Télianine, dont les yeux, comme d’habitude, ne se fixaient nulle part, la lui passa.
«Elle est jolie, n’est-ce pas? Dit-il en pâlissant légèrement… voyez, jeune homme.»
Le regard de Rostow se porta alternativement sur la bourse et sur le lieutenant.
«Tout cela restera à Vienne, si nous y arrivons, car ici, dans ces vilains petits trous, on ne peut guère dépenser son argent, ajouta-t-il avec une gaieté forcée… Rendez-la-moi, je m’en vais.»
Rostow se taisait.
«Eh bien, et vous, vous allez déjeuner? On mange assez bien ici, mais, voyons, rendez-la-moi donc…»
Et il étendit la main pour prendre la bourse.
Le junker la lâcha et le lieutenant la glissa doucement dans la poche de son pantalon; il releva ses sourcils avec négligence, et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour dire: «Oui, c’est ma bourse; elle rentre dans ma poche, c’est tout simple, et personne n’a rien à y voir…»
«Eh bien, dit-il, et leurs regards se croisèrent en se lançant des éclairs.
— Venez par ici, et Rostow entraîna Télianine vers la fenêtre… Cet argent est à Denissow, vous l’avez pris! Lui souffla-t-il à l’oreille.
— Quoi? Comment… vous osez?» Mais dans ces paroles entrecoupées on sentait qu’il n’y avait plus qu’un appel désespéré, une demande de pardon; les derniers doutes, dont le poids terrible n’avait cessé d’oppresser le cœur de Rostow, se dissipèrent aussitôt.
Il en ressentit une grande joie et en même temps une immense compassion pour ce malheureux.
«Il y a du monde ici, Dieu sait ce que l’on pourrait supposer, murmura Télianine en prenant sa casquette et en se dirigeant vers une autre chambre qui était vide.
— Il faut nous expliquer: je le savais et je puis le prouver,» répliqua Rostow, décidé à aller jusqu’au bout.
Le visage pâle et terrifié du coupable tressaillit; ses yeux allaient toujours de droite et de gauche, mais sans quitter le plancher et sans oser se porter plus haut. Quelques sons rauques et inarticulés s’échappèrent de sa poitrine.
«Je vous en supplie, comte, ne me perdez pas, voici l’argent, prenez-le… mon père est vieux, ma mère…»
Et il jeta la bourse sur la table.
Rostow s’en empara et marcha vers la porte sans le regarder; arrivé sur le seuil, il se retourna et revint sur ses