Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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frayeur, vrai Dieu! Disait un jeune soldat, dont la grande bouche se fendait jusqu’aux oreilles pour mieux rire, comme s’il se vantait d’avoir eu peur…

      Et celui-là passait aussi. Après lui venait un chariot qui ne ressemblait en rien aux précédents. C’était un attelage à l’allemande, à deux chevaux, conduit par un homme du pays et traînant une montagne de choses entassées. Une belle vache pie était attachée derrière; sur des édredons empilés se tenaient assises une mère allaitant son enfant, une vieille femme et une jeune et belle fille aux joues rouges. Ces émigrants avaient sans doute obtenu un laissez-passer spécial. Les deux jeunes femmes, pendant que la voiture marchait à pas lents, avaient attiré l’attention des soldats, qui ne leur ménageaient pas les quolibets:

      «Oh! Cette grande saucisse qui déménage aussi!…

      — Vends-moi la petite mère, disait un autre à l’Allemand, qui, la tête inclinée, terrifié et farouche, allongeait le pas.

      — S’est-elle attifée? Quelles diablesses!… Cela t’irait, Fédotow, d’être logé chez elles? Nous en avons vu, camarade!

      — Où allez-vous?» demanda un officier d’infanterie qui mangeait une pomme.

      Et il regarda en souriant la jeune fille. L’Allemand fit signe qu’il ne comprenait pas:

      «La veux-tu? Prends-la, continua l’officier en passant la pomme à la belle fille, qui l’accepta en souriant. Tous, y compris Nesvitsky, suivaient des yeux les femmes qui s’éloignaient. Après elles, recommencèrent le même défilé de soldats, les mêmes conversations, et puis tout s’arrêta de nouveau, à cause d’un cheval du fourgon de la compagnie, qui, comme il arrive souvent à la descente d’un pont, s’était empêtré dans ses traits:

      «Eh bien, qu’est-ce qu’on attend?… Quel désordre!… Ne poussez donc pas!… Au diable l’impatient! Ce sera bien pis quand il brûlera le pont… et l’officier qu’on écrase!» s’écrièrent des soldats dans la foule, en se regardant les uns les autres et en se pressant vers la sortie.

      Tout à coup Nesvitsky entendit un bruit tout nouveau pour lui; quelque chose s’approchait rapidement, quelque chose de grand, qui tomba dans l’eau avec fracas:

      «Tiens, jusqu’où ça a volé! Dit gravement un soldat en se retournant au bruit.

      — Eh bien, quoi, c’est un encouragement pour nous faire marcher plus vite,» ajouta un autre avec une certaine inquiétude.

      Nesvitsky comprit qu’il s’agissait d’une bombe.

      «Hé, cosaque, le cheval! Dit-il, et faites place, vous autres, faites place!»

      Ce ne fut pas sans efforts qu’il atteignit sa monture et qu’il avança en lançant des vociférations à droite et à gauche. Les soldats se serrèrent pour lui faire place, mais ils furent aussitôt refoulés contre lui par les plus éloignés, et sa jambe fut prise comme dans un étau.

      «Nesvitsky, Nesvitsky, tu es un animal!…»

      Nesvitsky, se retournant au son d’une voix enrouée, vit quinze pas derrière lui, séparé par cette houle vivante de l’infanterie en marche, Vaska Denissow, les cheveux ébouriffés, la casquette sur la nuque et le dolman fièrement rejeté sur l’épaule.

      «Dis donc à ces diables de nous laisser passer, lui cria Denissow avec colère et en brandissant, de sa petite main aussi rouge que sa figure, son sabre qu’il avait laissé dans le fourreau.

      — Ah! Ah! Vaska, répondit joyeusement Nesvitsky… que fais-tu là?

      — L’escadron ne peut pas passer, continua-t-il en éperonnant son beau cheval noir, un Arabe pur sang, dont les oreilles frémissaient à la piqûre accidentelle des baïonnettes, et qui, blanc d’écume, martelant de ses fers les planches du pont, en aurait franchi le garde-fou si son cavalier l’eût laissé faire. – Mais, que diable… quels moutons!… de vrais moutons… arrière!… faites place!… Eh! Là-bas du fourgon… attends… ou je vous sabre tous!…»

      Alors il tira son sabre, et exécuta un moulinet. Les soldats effrayés se serrèrent, et Denissow put rejoindre Nesvitsky.»

      «Tu n’es donc pas gris aujourd’hui? Lui demanda ce dernier.

      — Est-ce qu’on me donne le temps de boire; toute la journée on traîne le régiment de droite et de gauche… S’il faut se battre, eh bien, qu’on se batte; sans cela, le diable sait ce qu’on fait!

      — Tu es d’une élégance!» dit Nesvitsky, en regardant son dolman et la housse de son cheval.

      Denissow sourit, tira de sa sabretache un mouchoir d’où s’échappait une odeur parfumée, et le mit sous le nez de son ami.

      «Impossible autrement, car on se battra peut-être!… Rasé, parfumé, les dents brossées!…»

      L’imposante figure de Nesvitsky suivi de son cosaque, et la persévérance de Denissow à tenir son sabre à la main produisirent leur effet.

      Ils parvinrent à traverser le pont, et ce fut à leur tour d’arrêter l’infanterie. Nesvitsky, ayant trouvé le colonel, lui transmit l’ordre dont il était porteur et retourna sur ses pas.

      La route une fois balayée, Denissow se campa à l’entrée du pont: retenant négligemment son étalon qui frappait du pied avec impatience, il regardait défiler son escadron, les officiers en avant, sur quatre hommes de front. L’escadron s’y développa pour gagner la rive opposée. Les fantassins, arrêtés et massés dans la boue, examinaient les hussards fiers et élégants, de cet air ironique et malveillant particulier aux soldats de différentes armes lorsqu’ils se rencontrent.

      «Des enfants bien mis, tout prêts pour la Podnovinsky4! On n’en tire rien!… Tout pour la montre!

      — Eh! L’infanterie, ne fais pas de poussière! Dit plaisamment un hussard dont le cheval venait d’éclabousser un fantassin.

      — Si on t’avait fait marcher deux étapes le sac sur le dos, tes brandebourgs ne seraient pas si neufs!… Ce n’est pas un homme, c’est un oiseau à cheval!…»

      Et le fantassin s’essuya la figure avec sa manche.

      «C’est ça, Likine… si tu étais à cheval, tu ferais une jolie figure! Disait un caporal à un pauvre petit troupier qui pliait sous le poids de son fourniment.

      — Mets-toi un bâton entre les jambes et tu seras à cheval,» repartit le hussard.

      VIII

      Le reste de l’infanterie traversait en se hâtant; les fourgons avaient déjà passé, la presse était moindre et le dernier bataillon venait d’arriver sur le pont. Seuls de l’autre côté, les hussards de l’escadron de Denissow ne pouvaient encore apercevoir l’ennemi, qui néanmoins était parfaitement visible des hauteurs opposées, car leur horizon se trouvait limité, à une demi-verste de distance, par une colline. Une petite lande déserte, sur laquelle s’agitaient nos patrouilles de cosaques, s’étendait au premier plan.

      Tout à coup, sur la montée de la route, se montrèrent juste en face, de l’artillerie et des capotes bleues: c’étaient les Français! Les officiers et les soldats de l’escadron de Denissow, tout en essayant de parler de choses indifférentes et de regarder de côté et d’autre, ne cessaient de penser à ce qui se préparait là-bas sur la montagne, et de regarder involontairement les taches noires qui se dessinaient à l’horizon; ils savaient que ces taches noires, c’était l’ennemi.

      Le temps s’était éclairci dans l’après-midi; un soleil radieux descendait vers le couchant, au-dessus du Danube et des sombres montagnes qui l’environnent; l’air était calme, le son des clairons et les cris de l’ennemi le traversaient par intervalles. Les Français avaient cessé leur feu; sur un espace de trois cents sagènes environ,


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