Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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On a peur de franchir cette ligne, et cependant on voudrait la dépasser, car on comprend que tôt ou tard on y sera obligé, et qu’on saura alors ce qu’il y a là-bas, aussi fatalement que l’on connaîtra ce qui se trouve de l’autre côté de la vie… On se sent exubérant de forces, de santé, de gaieté, d’animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en train, et aussi vaillants que vous-même!…

      Telles sont les sensations, sinon les pensées de tout homme en face de l’ennemi, et elles ajoutent un éclat particulier, une vivacité et une netteté de perception inexprimables à tout ce qui se déroule pendant ces courts instants.

      Une légère fumée s’éleva sur une éminence, et un boulet vola en sifflant au-dessus de l’escadron de hussards. Les officiers, qui s’étaient groupés, retournèrent à leur poste; les hommes alignèrent leurs chevaux. Le silence se fit dans les rangs; tous les regards se portèrent de l’ennemi sur le chef d’escadron, dans l’attente du commandement. Un second et un troisième projectile passèrent en l’air: il était évident qu’on tirait sur eux, mais les boulets, dont on entendait distinctement le sifflement régulier, allaient se perdre derrière l’escadron. Les hussards ne se détournaient pas, mais, à ce bruit répété, tous les cavaliers se soulevaient comme un seul homme et retombaient sur leurs étriers. Chaque soldat, sans tourner la tête, regardait de côté son camarade, comme pour saisir au passage l’impression qu’il éprouvait. Depuis Denissow jusqu’au trompette, chaque figure avait un léger tressaillement de lèvres et de menton, qui indiquait un sentiment intérieur de lutte et d’excitation. Le maréchal des logis, avec sa figure renfrognée, examinait ses hommes comme s’il les menaçait d’une punition. Le «junker» Mironow s’inclinait à chaque boulet; Rostow, placé au flanc gauche sur son brillant Corbeau, avait l’air heureux et satisfait d’un écolier assuré de se distinguer dans l’examen qu’il subit devant un nombreux public. Il regardait gaiement, sans crainte, les camarades, comme pour les prendre à témoin de son calme devant le feu de l’ennemi, et cependant sur ses traits se dessinait aussi ce pli involontaire creusé par une impression nouvelle et sérieuse.

      «Qui est-ce qui salue là-bas? Eh! Junker Mironow, ce n’est pas bien, regardez-moi,» criait Denissow qui, ne pouvant rester en place, faisait le manège devant l’escadron.

      Il n’y avait rien de changé dans la petite personne de Denissow, avec son nez en l’air et sa chevelure noire; il tenait de sa petite main musculeuse aux doigts courts la poignée de son sabre nu: c’était sa personne de tous les jours, ou de tous les soirs, après deux bouteilles vidées! Il était seulement plus rouge que d’habitude, et rejetant en arrière sa tête crépue, comme font les oiseaux lorsqu’ils boivent, éperonnant sans pitié son brave Bédouin, il se porta au galop sur le flanc gauche, et donna d’une voix enrouée l’ordre d’examiner les pistolets. Il se retourna alors vers Kirstein, qui venait à lui sur une lourde jument d’allure pacifique.

      «Eh quoi! Dit ce dernier, sérieux comme toujours, mais dont les yeux brillaient… Eh quoi! On n’en viendra pas aux mains, tu verras, nous nous retirerons.

      — Le diable sait ce qu’ils font, grommela Denissow… Ah! Rostow, s’écria-t-il, en voyant la joyeuse figure du junker, te voilà à la fête!»

      Rostow se sentait complètement heureux. À ce moment, un général se montra sur le pont; Denissow s’élança vers lui:

      «Excellence, permettez-nous d’attaquer, je les culbuterai.

      — Il s’agit bien d’attaquer, répondit le général, en fronçant le sourcil, comme pour chasser une mouche importune… Pourquoi êtes-vous ici? Les éclaireurs se replient! Ramenez l’escadron!»

      Le premier et le deuxième escadron repassèrent le pont, sortirent du cercle des projectiles et se dirigèrent vers la montagne sans avoir perdu un seul homme. Les derniers cosaques abandonnèrent l’autre rive.

      Le colonel Karl Bogdanitch Schoubert s’approcha de l’escadron de Denissow et continua à marcher au pas, presque à côté de Rostow, sans s’occuper de son inférieur, qu’il revoyait pour la première fois depuis leur altercation au sujet de Télianine. Rostow, à son rang, se sentait au pouvoir de cet homme envers lequel il se reconnaissait coupable; il ne quittait pas des yeux son dos athlétique, son cou rouge et sa nuque blonde. Il lui semblait que Bogdanitch affectait de ne pas le voir, que son but était d’éprouver son courage, et il se redressait de toute sa hauteur, en regardant gaiement autour de lui. Il pensait encore que Bogdanitch faisait exprès de ne point s’éloigner, pour faire parade de son sang-froid, ou bien, que pour se venger il lancerait, à cause de lui, l’escadron dans une attaque désespérée, ou bien encore qu’après l’attaque il viendrait à sa rencontre et lui donnerait généreusement, à lui blessé, une poignée de main en signe de réconciliation.

      Gerkow, dont les hautes et larges épaules étaient bien connues des hussards de Pavlograd, s’approcha du colonel. Gerkow, qui était envoyé par l’état-major, n’était pas resté au régiment; il se disait à lui-même qu’il n’était pas assez bête pour cela, lorsque, sans rien faire, il pouvait, en se faisant attacher à un état-major quelconque, recevoir des récompenses. Aussi parvint-il à se faire nommer officier d’ordonnance du prince Bagration. Il venait, de la part du commandant de l’arrièregarde, apporter un ordre à son ancien chef.

      «Colonel, dit-il d’un air sombre et grave, en s’adressant à l’ennemi de Rostow, – et il lança un coup d’œil à ses camarades, – on vous ordonne de vous arrêter et de brûler le pont.»

      — Qui? On vous ordonne? Demanda le colonel d’un air grognon.

      — Ah! ça, je n’en sais rien: qui? On vous ordonne? Répondit le cornette, sans se départir de son sérieux… Le prince m’a simplement envoyé vous dire de ramener les hussards et de brûler le pont.»

      Un officier d’état-major se présenta au même moment, porteur du même ordre, et fut suivi de près par le gros Nesvitsky, qui arrivait au galop de son cheval cosaque.

      «Comment, colonel, je vous avais dit de brûler le pont!… Il y a donc eu malentendu… tout le monde là-bas perd la tête, on n’y comprend rien.»

      Le colonel, sans se presser, fit faire halte à son régiment et s’adressant à Nesvitsky:

      «Vous ne m’avez parlé que des matières inflammables; quant à brûler le pont, vous ne m’en avez rien dit.

      — Comment, mon petit père, je ne vous en ai rien dit? Repartit Nesvitsky en ôtant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux trempés de sueur… puisque je vous ai parlé des matières inflammables?

      — D’abord, je ne suis pas votre petit père, monsieur l’officier d’état-major, et vous ne m’avez pas dit de brûler le pont. Je connais le service, et j’ai pour habitude d’exécuter ponctuellement les ordres que je reçois; vous avez dit: on brûlera le pont; je ne pouvais donc pas deviner, sans le secours du Saint-Esprit, qui le brûlerait!

      — C’est toujours ainsi, dit Nesvitsky avec un geste d’impatience…– Que fais-tu, toi, ici? Continua-t-il en s’adressant à Gerkow.

      — Mais je suis aussi venu pour cela!… Te voilà mouillé comme une éponge; veux-tu que je te presse?

      — Vous m’avez dit, monsieur l’officier de l’état-major… continua le colonel d’un ton offensé.

      — Dépêchez-vous, colonel, s’écria l’officier en l’interrompant…; sans cela l’ennemi va nous mitrailler.»

      Le colonel les regarda tour à tour en silence et fronça le sourcil.

      «Je brûlerai le pont,» dit-il d’un ton solennel, comme pour bien constater qu’il ferait son devoir en dépit de toutes les difficultés qu’on lui suscitait.

      Ayant donné, de ses longues jambes maigres, un double coup d’éperon à son cheval, comme si l’animal était coupable, il s’avança pour commander au deuxième escadron de Denissow de retourner au pont.


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