Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
En v’là une blague!» criait l’un d’eux d’une voix enrouée.
Un autre, le cou entouré de linges sanglants, s’approcha des artilleurs en demandant à boire d’une voix sourde:
«Va-t-il donc falloir mourir comme un chien?»
Tonschine lui fit donner de l’eau. Puis accourut un loustic qui venait chercher du feu pour les fantassins:
«Du feu, du feu bien brûlant!… Bonne chance, pays, merci pour le feu, nous vous le rendrons avec usure,» criait-il en disparaissant dans la nuit avec son tison enflammé.
Puis quatre soldats passèrent, qui portaient sur un manteau quelque chose de lourd. L’un d’eux trébucha:
«Voilà que ces diables ont laissé du bois sur la route, grommela-t-il…
— Il est mort, pourquoi le porter? Dit un autre, voyons, je vous…»
Et les quatre hommes s’enfoncèrent dans l’ombre avec leur fardeau.
«Vous souffrez? Dit Tonschine tout bas à Rostow.
— Oui, je souffre.
— Votre Noblesse, le général vous demande, dit un canonnier à Tonschine.
— J’y vais, mon ami.»
Il se leva et s’éloigna du feu en boutonnant son uniforme. Le prince Bagration était occupé à dîner dans une chaumière à quelques pas du foyer des artilleurs, et causait avec plusieurs chefs de troupe qu’il avait invités à partager son repas. Parmi eux se trouvaient le petit vieux colonel aux paupières tombantes, qui nettoyait à belles dents un os de mouton, le général aux vingt-deux ans de service irréprochable, à la figure enluminée par le vin et la bonne chère, l’officier d’état-major à la belle bague, Gerkow, qui ne cessait de regarder les convives d’un air inquiet, et le prince André, pâle, les lèvres serrées, les yeux brillants d’un éclat fiévreux.
Dans un coin de la chambre était déposé un drapeau français. L’auditeur en palpait le tissu en branlant la tête: était-ce par curiosité, ou bien la vue de cette table où son couvert n’était pas mis, était-elle pénible à son estomac affamé?
Dans la chaumière voisine se trouvait un colonel français, fait prisonnier par nos dragons; et nos officiers se pressaient autour de lui pour l’examiner.
Le prince Bagration remerciait les chefs qui avaient eu un commandement, et se faisait rendre compte des détails du l’affaire et des pertes. Le chef du régiment que nous avons déjà vu à Braunau expliquait au prince comme quoi, dès le commencement de l’action, il avait rassemblé les soldats qui ramassaient du bois, et les avait fait passer derrière les deux bataillons avec lesquels il s’était précipité baïonnette en avant sur l’ennemi, qu’il avait culbuté:
«M’étant aperçu, Excellence, que le premier bataillon pliait, je me suis posté sur la route et me suis dit: Laissons passer ceux-ci, nous recevrons les autres avec un feu de bataillon, c’est ce que j’ai fait!»
Le chef de régiment aurait tant voulu avoir agi ainsi, qu’il avait fini par croire que c’était réellement arrivé.
«Je dois aussi faire observer à Votre Excellence, continua-t-il en se souvenant de sa conversation avec Koutouzow, que le soldat Dologhow s’est emparé sous mes yeux d’un officier français, et qu’il s’est tout particulièrement distingué.
— C’est à ce moment, Excellence, que j’ai pris part à l’attaque du régiment de Pavlograd, ajouta, avec un regard mal assuré, Gerkow, qui de la journée n’avait aperçu un hussard, et qui ne savait que par ouï-dire ce qui s’était passé. Ils ont enfoncé deux carrés, Excellence!»
Les paroles de Gerkow firent sourire quelques-uns des officiers présents, qui s’attendaient à une de ses plaisanteries habituelles, mais comme aucune plaisanterie ne suivait ce mensonge qui, après tout, était à l’honneur de nos troupes, ils prirent un air sérieux.
«Je vous remercie tous, messieurs; toutes les armes, infanterie, cavalerie, artillerie, se sont comportées héroïquement! Comment se fait-il seulement qu’on ait laissé en arrière deux pièces du centre?» demanda-t-il en cherchant quelqu’un des yeux.
Le prince Bagration ne s’informait pas de ce qu’étaient devenus les canons du flanc gauche, qui avaient été abandonnés dès le commencement de l’engagement:
«Il me semble cependant que je vous avais donné l’ordre de les faire ramener, ajouta-t-il en s’adressant à l’officier d’état-major de service.
— L’un était encloué, répondit l’officier; quant à l’autre, je ne puis comprendre… J’étais là tout le temps… j’ai donné des ordres et… il faisait chaud là-bas, c’est vrai,» ajouta-t-il avec modestie.»
Quelqu’un fit observer qu’on avait envoyé chercher le capitaine Tonschine.
«Mais vous y étiez? Dit le prince Bagration s’adressant au prince André.
— Certainement, nous nous sommes manqués de peu, dit l’officier d’état-major en souriant agréablement.
— Je n’ai pas eu le plaisir de vous y voir,» répondit d’un ton rapide et bref le prince André.
Il y eut un moment de silence. Sur le seuil de la porte venait de paraître Tonschine, qui se glissait timidement derrière toutes ces grosses épaulettes; embarrassé comme toujours à leur vue, il trébucha à la hampe du drapeau, et sa maladresse provoqua des rires étouffés.
«Comment se fait-il qu’on ait laissé deux canons sur la hauteur?» demanda Bagration en fronçant le sourcil, plutôt du côté des rieurs où se trouvait Gerkow, que du côté du petit capitaine.
Ce fut seulement alors, au milieu de ce grave aréopage, que celui-ci se rendit compte avec terreur de la faute qu’il avait commise en abandonnant, lui vivant, deux canons. Son trouble, les émotions par lesquelles il avait passé, lui avaient fait complètement oublier cet incident; il restait coi et murmurait:
«Je ne sais pas, Excellence, il n’y avait pas assez d’hommes…
— Vous auriez pu en prendre des bataillons qui vous couvraient.»
Tonschine aurait pu répondre qu’il n’y avait pas de bataillons: c’eût été pourtant la vérité, mais il craignait de compromettre un chef, et restait les yeux fixés sur Bagration, comme un écolier pris en faute.
Le silence se prolongeait, et son juge, désirant évidemment ne pas faire preuve d’une sévérité inutile, ne savait que lui dire. Le prince André regardait Tonschine en dessous, et ses doigts se crispaient nerveusement.
«Excellence, dit-il en rompant le silence de sa voix tranchante, vous m’avez envoyé à la batterie du capitaine, et j’y ai trouvé les deux tiers des hommes et des chevaux morts, deux canons brisés, et pas de bataillons pour les couvrir.»
Le prince Bagration et Tonschine ne le quittaient pas des yeux.
«Et si Votre Excellence me permet de donner mon opinion, c’est surtout à cette batterie et à la fermeté héroïque du capitaine Tonschine et de sa compagnie que nous devons en grande partie le succès de la journée.»
Et sans attendre de réponse il se leva de table. Le prince Bagration regarda Tonschine et, ne voulant pas laisser percer son incrédulité, il inclina la tête en lui disant qu’il pouvait se retirer.
Le prince André le suivit:
«Grand merci, lui dit Tonschine en lui serrant la main, vous m’avez tiré d’un mauvais pas, mon ami.»
Lui jetant un coup d’œil attristé, le prince André s’éloigna sans rien répondre. Il avait un poids sur le cœur… Tout était si étrange, si différent de ce qu’il avait espéré!
«Qui sont-ils?