Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
de ces voix, de ces figures, de sa solitude, se confondaient avec la douleur qu’il éprouvait… Oui, c’étaient bien ces soldats blessés qui l’écrasaient, qui le froissaient, ces autres soldats qui lui retournaient les muscles, qui rôtissaient les chairs de son bras brisé!
Pour se débarrasser d’eux, il ferma les yeux, il s’oublia un instant, et, dans cette courte seconde, il vit défiler devant lui toute une fantasmagorie: sa mère avec sa main blanche, puis Sonia et ses petites épaules maigres, puis les yeux de Natacha qui lui souriaient, puis Denissow, Télianine, Bogdanitch et toute son histoire avec eux, et cette histoire prenait la figure de ce soldat, là-bas, là-bas, celui qui avait une voix aiguë, un nez crochu, qui lui faisait tant de mal et lui tirait le bras.
Il tâchait, mais en vain, de se dérober à la griffe qui torturait son épaule, cette pauvre épaule qui aurait été intacte, s’il ne l’avait pas broyée méchamment.
Il ouvrit les yeux: une étroite bande du voile noir de la nuit s’étendait au-dessus de la lueur des charbons, et dans cette lueur voltigeait la poussière argentée d’une neige fine et légère. Point de médecin, et Tonschine ne revenait pas. Sauf un pauvre petit troupier tout nu, qui de l’autre côté du feu chauffait son corps amaigri, il était tout seul.
«Je ne suis nécessaire à personne! Pensait Rostow, personne ne veut m’aider, ne me plaint, et pourtant, à la maison, jadis j’étais fort, gai, entouré d’affection. Il soupira, et son soupir se perdit dans un gémissement.
— Qu’y a-t-il?… cela te fait mal? Demanda le petit troupier en secouant sa chemise au-dessus du feu, et il ajouta, sans attendre la réponse: – En a-t-on écharpé de pauvres gens aujourd’hui, c’est effrayant!»
Rostow ne l’écoutait pas, et suivait des yeux les flocons de neige qui tourbillonnaient dans l’espace; il songeait à l’hiver de Russie, à la maison chaude, bien éclairée, à sa fourrure moelleuse, à son rapide traîneau, et il s’y voyait plein de vie, entouré de tous les siens:
«Pourquoi donc suis-je venu me fourrer ici?» se disait-il. Les Français ne renouvelèrent pas l’attaque le lendemain, et les restes du détachement de Bagration se réunirent à l’armée de Koutouzow.
CHAPITRE III
I
Le prince Basile ne faisait jamais de plan à l’avance: encore moins pensait-il à faire du mal pour en tirer profit. C’était tout simplement un homme du monde qui avait réussi, et pour qui le succès était devenu une habitude.
Il agissait constamment selon les circonstances, selon ses rapports avec les uns et les autres, et conformait à cette pratique les différentes combinaisons qui étaient le grand intérêt de son existence, et dont il ne se rendait jamais un compte bien exact. Il en avait toujours une dizaine en train: les unes restaient à l’état d’ébauche, les autres réussissaient, les troisièmes tombaient dans l’eau. Jamais il ne se disait, par exemple: «Ce personnage étant maintenant au pouvoir, il faut que je tâche de capter sa confiance et son amitié, afin d’obtenir par son entremise un don pécuniaire,» ou bien: «Voilà Pierre qui est riche, je dois l’attirer chez moi pour lui faire épouser ma fille et lui emprunter les 40000 roubles dont j’ai besoin.» Mais si le personnage influent se trouvait sur son chemin, son instinct lui soufflait qu’il pouvait en tirer parti: il s’en rapprochait, s’établissait dans son intimité de la façon la plus naturelle du monde, le flattait et savait se rendre agréable. De même, sans y mettre la moindre préméditation, il surveillait Pierre à Moscou. Le jeune homme ayant été, grâce à lui, nommé gentilhomme de la chambre, ce qui équivalait alors au rang de conseiller d’État, il l’avait engagé à retourner avec lui à Pétersbourg et à y loger dans sa maison. Le prince Basile faisait assurément tout ce qu’il fallait pour arriver, à marier sa fille avec Pierre, mais il le faisait nonchalamment et sans s’en douter, avec l’assurance évidente que sa conduite était toute simple. Si le prince avait eu l’habitude de mûrir ses plans, il n’aurait pu avoir autant de bonhomie et de naturel qu’il en apportait dans ses relations avec ses supérieurs comme avec ses inférieurs. Quelque chose le poussait toujours vers tout ce qui était plus puissant ou plus fortuné que lui, et il savait choisir, avec un art tout particulier, l’instant favorable pour en tirer parti. À peine Pierre fut-il devenu subitement riche et comte Besoukhow, et par suite tiré de sa solitude et de son insouciance, qu’il se vit tout à coup entouré et se trouva si bien accaparé par des occupations de toutes sortes, qu’il n’avait plus même le temps de penser à loisir. Il lui fallait signer des papiers, courir différents tribunaux dont il n’avait qu’une vague idée, questionner son intendant en chef, visiter ses propriétés près de Moscou, recevoir une foule de gens, qui jusque-là avaient feint d’ignorer son existence, et qui maintenant se seraient offensés s’il ne les avait pas reçus. Hommes de loi, hommes d’affaires, parents éloignés, simples connaissances, tous étaient également bienveillants et aimables pour le jeune héritier. Tous semblaient convaincus des hautes qualités de Pierre. Il s’entendait dire à chaque instant: «grâce à votre inépuisable bonté,» ou «grâce à votre grand cœur», ou bien «vous qui êtes si pur», ou bien «s’il était aussi intelligent que vous», etc., etc., et il commençait à croire sincèrement à sa bonté inépuisable, à son intelligence hors ligne, d’autant plus facilement qu’au fond de son cœur il avait toujours eu la conscience d’être bon et intelligent. Ceux même qui avaient été malveillants et désagréables à son égard étaient devenus tendres et affectueux. L’aînée des princesses, celle qui avait la taille trop longue, les cheveux plaqués comme ceux d’une poupée, et un caractère revêche, était venue lui dire après l’enterrement, en baissant les yeux et en rougissant, qu’elle regrettait leurs malentendus passés,