En dialogue avec le monde. Andrea Franc
leur propre mauvaise gestion. L’ordre spontané en résultant, dans lequel la plus petite institution ou même un individu doit assumer ses propres responsabilités, apporte non seulement la paix, mais aussi la prospérité.
La prairie du Grütli, photo de Werner Friedli, 1948.
Au cours des premiers siècles de la Confédération suisse, les différents cantons, en l’occurrence Uri, Schwyz et Unterwald, puis Lucerne, Zurich, Glaris, Zoug et Berne, forment des alliances. Ils sont rejoints jusqu’en 1513 par Fribourg, Soleure, Bâle, Schaffhouse et Appenzell. Au besoin, des délégués de ces cantons souverains se réunissent pour traiter des affaires communes. À partir du XVIIe siècle, l’assemblée des députés des cantons fédéraux est appelée Tag pour jour d’assemblée, devenant « diète » en français. Jusqu’à la fondation de l’État fédéral en 1848 – à part l’interruption entre 1798 et 1813 – la Suisse consiste en une confédération d’États, et la Diète fédérale représente l’assemblée des cantons de l’ancienne Confédération suisse, les Orte. Le canton qui convoque la Diète fédérale et en assume la présidence est appelé canton directeur, ou Vorort. La Diète s’occupe, entre autres, de la protection des droits commerciaux des cantons fédéraux, en particulier vis-à-vis de la France, superpuissance économique de l’Europe à la fin du Moyen-Âge et au début des temps modernes. Pour les cantons de la fin du Moyen-Âge situés sur le territoire suisse actuel, être livrés à l’arbitraire français peut coûter cher. En effet, lorsque Genève refuse de se subordonner à Louis XI au XVe siècle, ce dernier interdit alors aux marchands français de se rendre à la foire internationale de Genève et désigne officiellement Lyon pour la remplacer. La disparition de cette plaque tournante s’avère dramatique pour nombre de commerces suisses, notamment pour les manufactures de drap de Fribourg déjà affaiblies par l’augmentation des droits de douane appliqués par l’Angleterre sur leurs exportations de laine. L’importation devenue trop coûteuse de la laine anglaise jusqu’à Fribourg et la perte de ce débouché important ont raison de cette industrie des bords de la Sarine. Pour certaines régions de Suisse, le libre-échange à l’échelle européenne revêt donc une importance essentielle dès la fin du Moyen-Âge. Les accords de libre-échange deviennent une activité fondamentale de la Diète qui, grâce au traité de Paix perpétuelle scellé après la défaite à Marignan, garantit ainsi la liberté de commerce pour la Confédération au début des temps modernes.
Marignan est célèbre pour la bataille de 1515, que les Confédérés perdent face au roi de France et après laquelle ils abandonnent leur politique expansionniste. Cette défaite mène à la Paix perpétuelle, un important accord de libre-échange. Par ce traité de 1516, François Ier, roi de France, accorde aux Confédérés le libre accès au marché français. En contrepartie, la France est autorisée à lever des mercenaires dans les cantons fédéraux. La bataille de Marignan en 1515 amorce une phase de libreéchange de plusieurs siècles entre les Confédérés et la France, qui est alors la première puissance d’Europe. Cela est d’autant plus important que la Paix perpétuelle est suivie par la Réforme, laquelle s’accompagne de bouleversements religieux, sociaux et politiques, mais marque aussi l’orientation du développement économique de la Suisse. Les préoccupations économiques et en particulier la liberté des commerçants fédéraux initient en quelque sorte la reconnaissance de la souveraineté des cantons fédéraux par les grandes puissances européennes et, au bout du compte, la fondation de l’État suisse. La Diète envoie des délégués ad hoc à la cour de France, par exemple, qui interviennent en faveur des commerçants suisses. Si le bourgmestre de Bâle, Johann Rudolf Wettstein, se rend à la signature de la paix de Westphalie en 1648, c’est à l’origine uniquement pour obtenir que les marchands de Bâle ne soient plus soumis à la juridiction du Saint-Empire, mais relèvent de la seule juridiction bâloise. Or, un délégué français lui donne alors l’idée de négocier un statut de souveraineté pour la Suisse. Ainsi, la paix de Westphalie marque la fin de l’immédiateté impériale et le début de la souveraineté de la Confédération, qui ne consiste encore qu’en un groupement peu structuré de petits cantons. Parallèlement, ces traités lèvent l’interdiction de l’intérêt de l’église catholique pour les territoires réformés, posant la première pierre de la place financière suisse. La souveraineté garantie par la paix de Westphalie étant politique, la Confédération se trouve propulsée au rang de terre d’exil de l’Europe et connaît de ce fait un boom économique sans précédent. L’arrivée de réfugiés huguenots de toute l’Europe, avec leurs innovations et leurs réseaux économiques, élève la Suisse au rang de pays le plus industrialisé d’Europe au XVIIIe siècle, juste avant la Révolution française. À la veille de l’ère napoléonienne, un pays de marchands et de mercenaires s’est transformé en une nation industrielle.
Alors qu’elle a renoncé à sa politique d’expansion lors de la bataille de Marignan en 1515, la Confédération voit à l’inverse affluer des protestants dotés d’une bonne formation et d’un sens aigu des affaires. Chassés par la Contre-Réforme, ceux-ci fuient la France, l’Italie et les territoires allemands, mais aussi la Hongrie, l’Espagne ou l’Angleterre. En plus de leur capital patrimonial, ces réfugiés protestants apportent aussi un capital humain sous forme de connaissances et de savoir-faire dans l’industrie et la finance. Si, dans leur majorité, les huguenots poursuivent leur route vers le Palatinat, la Bohême ou la Prusse, ils apportent néanmoins des innovations, reprises par la moyenne bourgeoisie notamment de Genève et de Neuchâtel ainsi que celle des cantons de Vaud et d’Argovie. Pourquoi investir dans de coûteuses guerres d’expansion alors que les capitaux et les innovations viennent d’eux-mêmes en Suisse ? Les chambres de commerce cantonales – et donc Economiesuisse au sens large – sont issues des commissions formées par les cantons fédéraux pour encadrer ces réfugiés. Les premières chambres de commerce cantonales sont donc pour la plupart des commissions économiques chargées de veiller à ce que les réfugiés protestants mettent en valeur leur patrimoine et leur savoir-faire en Suisse. Tandis que les huguenots ouvrent des manufactures de rubans de soie, des banques et des ateliers d’horlogerie, les commissions économiques perdurent et veillent à la mise en place des institutions nécessaires au bon fonctionnement de l’activité économique. Jusqu’au XVIIIe siècle, les directoires commerciaux cantonaux se retrouvent ainsi chargés du service postal, établissent des règlements, ouvrent des tribunaux d’arbitrage et agissent comme promoteurs de la recherche et du développement, par exemple par le biais de concours, de prix et de contributions. Les chambres de commerce cantonales deviennent les institutions fixant le cadre de l’industrialisation en Suisse. Le XVIIe siècle apporte une seconde vague de huguenots, principalement en provenance de France, après la révocation en 1685 par le Roi-Soleil Louis XIV de l’édit de Nantes qui concédait des droits et des lieux de refuge aux protestants. Avec cette seconde vague de persécution des protestants, plus de 60 000 réfugiés de France arrivent en quelques années en Suisse, qui compte alors environ un million d’habitants. Des milliers d’autres suivent d’Italie et d’Allemagne. La majorité de ces protestants poursuit toutefois son voyage.
D’un point de vue économique, l’accueil de réfugiés religieux et la Paix perpétuelle avec la France posent d’importants jalons pour la transformation de la Suisse en nation la plus prospère d’Europe. Si les Pays-Bas dominent encore par le commerce et les sciences, les familles huguenotes transforment la Suisse en une plaque tournante des réseaux bancaires et commerciaux européens qui s’étendent de Genève à Amsterdam et Londres en passant par Bâle. Au XVIIIe siècle, les industries textile et horlogère se développent en Suisse orientale et dans l’Arc jurassien sous la forme de maisons d’édition, reprenant en partie des manufactures textiles qui existent depuis le Moyen-Âge. Les entrepreneurs fournissent les familles paysannes en matières premières comme le coton, importé d’Angleterre, puis exportent vers l’Europe et le Nouveau Monde, Amérique, Asie et Afrique, les cotonnades ainsi confectionnées au coin de la cheminée. Reposant sur un groupement d’États et un pouvoir décisionnel au niveau local et le plus bas possible, le système de